Le Sénat rejette la privatisation d’Aéroports de Paris

Le Sénat rejette la privatisation d’Aéroports de Paris

Une majorité de sénateurs LR, ainsi que PS et PCF, s'est opposée à la privatisation d’ADP, contre l’avis du ministre de l’Économie Bruno Le Maire. Ils dénoncent la vente d’un actif stratégique, en situation de monopole. Certains s’interrogent si cette cession pourrait bénéficier à Vinci.
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Un observateur politique habitué au clivage droite gauche classique en perdrait son latin. Le Sénat, à majorité de droite, s’est opposé à la privatisation d’Aéroports de Paris (ADP), avec le renfort des voix de la gauche. Un attelage hétéroclite de sénateurs LR-PS-PCF, une bataille à front mêlé, contre l’une des dispositions les plus polémiques du projet de loi Pacte pour la croissance et la transformation des entreprises.

Les sénateurs ont adopté quatre amendements identiques de suppression LR (signé par une bonne partie des membres du groupe) PS et PCF par 246 voix contre 78 et 19 abstentions (voir le détail du vote).

« La recomposition politique française nous réserve encore bien des surprises »

Le ministre de l’Économie, Bruno le Maire, préfère encore en rire. « La recomposition politique française nous réserve encore bien des surprises » lance le locataire de Bercy (voir la vidéo ci-dessous). Il pourra compter sur les députés, qui ont le dernier mot, pour revenir sur la version d’origine. Reste que son texte reçoit de la Haute assemblée un sérieux coup d’arrêt très symbolique.

Bruno Le Maire ironise sur l'opposition du Sénat à la privatisation d'ADP
01:30

Le Sénat, par le passé, avait déjà connu ce genre de majorité transpartisane éphémère, avec quelques alliances objectives entre UMP et PCF, en 2012. Mais les objectifs affichés étaient sensiblement différents. Cette fois, ce qui est plus étonnant, c’est le rapprochement des arguments.

Pendant trois heures, les opposants à la mesure ont multiplié les arguments contre le projet du gouvernement de céder les 50,6% que détient l’État dans l’entreprise qui gère les aéroports de Roissy Charles de Gaulle et d’Orly. Le ministre, le rapporteur du texte au Sénat, le sénateur LR Jean-François Husson, qui a défendu la privatisation mais avec plus de garanties, tout comme la présidente de la commission spéciale, la sénatrice UDI Catherine Fournier ou son collègue centriste, le sénateur Vincent Capo-Canellas, ancien maire du Bourget, ont dû se sentir bien seuls.

La vente, dont le bénéfice est estimé à 8 à 10 milliards d’euros, devra alimenter un fonds pour l’innovation à hauteur de 250 millions d’euros par an. La cession d’actif est prévue exactement pour une durée de 70 ans, avant que l’État puisse revenir.

« Un monopole qui marche bien et fait des bénéfices »

La surprise – qui était attendue, comme nous l’expliquions – est venue de l’opposition de nombreux sénateurs de droite. Le président de groupe, Bruno Retailleau, a signé l’un des amendements de suppression. Le monde à l’envers diront certains. Mais beaucoup, comme le sénateur LR des Cotes d’Armor, Michel Vaspart, se disent « résolument opposés à la privatisation », « l’expérience catastrophique » des autoroutes en tête. « Comment être certain que le fonds servira à l’innovation et non à d’autres politiques ? » demande Christine Lavarde, sénatrice LR des Hauts-de-Seine. « ADP est une entreprise publique, un monopole qui marche bien, fait des bénéfices, investit » a argumenté le sénateur LR Roger Karoutchi, auteur d’un des amendements de suppression.

L’opposition peut-être la plus symbolique, à droite, est venue de Philippe Dominati. Libéral revendiqué, le sénateur de Paris a lancé au ministre : « Votre projet n’a rien à voir avec le libéralisme ». Il dénonce « la cession d’un monopole » où « le contribuable » aura auparavant payé « tous les équipements » pour la future entreprise pour les 70 ans qui viennent. Il souligne qu’« au pays le plus libéral au monde, les États-Unis, les aéroports restent dans le domaine public ». Et Philippe Dominati de conclure : « Personne ne veut de cette privatisation sauf vous ».

« Il vous faut du cash, Monsieur le ministre. Vous voulez renflouer les caisses asséchées de l’État »

L’opposition de la gauche était plus attendue. Les interventions n’en étaient pas moins intenses, tout au contraire. Là encore les précédents de la privatisation des autoroutes et celui, plus récent, de l’aéroport de Toulouse, sont dans toutes les têtes. « Après le désastre financier de la privatisation des autoroutes, vous nous proposez aujourd’hui de privatiser des actifs hautement sensibles et stratégiques » dénonce le sénateur PS Martial Bourquin. Après les 11 milliards d’euros de mesures d’urgence décidés par Emmanuel Macron en décembre, « il vous faut du cash, Monsieur le ministre. Vous voulez renflouer les caisses asséchées de l’État, mais c’est du one shot » ajoute Patrick Kanner, président du groupe socialiste. Son collègue PS, David Assouline, dénonce « une certaine religion du libéralisme ».

Patrick Kanner (PS) opposé à la privatisation d’Aéroports de Paris
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Marie-Noëlle Lienemann, sénatrice de la Gauche républicaine et socialiste « ne croi(t) pas à l’alibi de la nécessité de vendre les bijoux de la République pour créer un pseudo fonds pour l’innovation, ce n’est pas la première fois qu’on nous fait le coup ».

« Vinci n’a pas eu Notre-Dame-des-Landes. Ce n’est pas une raison de lui faire un cadeau avec ADP »

Pour le groupe CRCE (à majorité communiste), Pierre Laurent parle de « spoliation dans la durée d’un bien d’intérêt national stratégique ». Le sénateur PCF de Seine-Saint-Denis, Fabien Gay, met les pieds dans le plat. Il a demandé au ministre s’il souhaitait « une vente en bloc ou en lot », hypothèse évoquée par la presse.

Privatisation d’Aéroports de Paris : « Est-ce que c’est Vinci qui veut racheter les parts ? » demande Fabien Gay (PCF)
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Et surtout, « est-ce que c’est Vinci qui veut racheter les parts ? Il faut se dire les choses assez franchement, Vinci sera indemnisé comme actionnaire minoritaire, puis pour l’abandon de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes » affirme le sénateur PCF. Fabien Gay ajoute :

« Les critiques contre cette privatisation émanent de l’ensemble des bancs du Sénat, gauche et droite confondues. (…) Vous devriez entendre la voix du Sénat. Si vous étiez assez fou pour revenir dessus, (…) les gens trouveraient qu’il y a un scandale de revenir sur la voix du Sénat et de donner les 50 % à Vinci ».

« Vinci n’a pas eu Notre-Dame-des-Landes. Ce n’est pas une raison de lui faire un cadeau avec ADP » insiste le socialiste Martial Bourquin.

La vente pourrait rapporter « 8 à 10 milliards d’euros » à l’État

Face à ses tirs croisés, Bruno Le Maire préfère d’abord ironiser face au « caractère piquant de certaines interventions » (voir la vidéo plus haut de Bruno Le Maire). Il a rappelé les nombreuses privatisations décidées par Lionel Jospin, premier ministre socialiste, tout comme « le programme présidentiel de François Fillon » qui évoquait les cessions d’actifs de l’État…

Le ministre de l’Économie a tenu à souligner qu’il ne s’agit « pas d’une privatisation sèche ». Après 70 ans, « l’État reprendra l’intégralité de cet actif stratégique ». « Les 8 à 10 milliards d’euros » que rapportera la vente « seront placés au Trésor avec un rendement de 2,5 % », « soit une recette de 2,5 milliards d’euros disponibles pour l’innovation de rupture sur 10 ans ». Ce qui a étonné et amusé le communiste Fabien Gay, prêt à confier son PEL au ministre…

En plus du fonds pour l’innovation, Bruno Le Maire reconnaît que les recettes serviront aussi au « désendettement de notre pays et à la capacité à avoir un champion mondial de la gestion des infrastructures aéroportuaire ».

Soulignant l’irrégularité des dividendes, il a répété à plusieurs reprises que « 74% » de la manne d’ADP venait « des boutiques, des hôtels et du développement à l’international. Ce n’est pas illogique de le confier à un acteur privé ». Le reste vient de l’activité d’exploitation des aéroports eux-mêmes.

« Geste d’ouverture » de Bruno Le Maire

Il a souligné un apport du texte : la possibilité de réviser tous les 5 ans, « sous contrôle et avec l’accord de l’État », de la redevance aéroportuaire, contrairement à ce qui avait été fait pour les autoroutes.

Bruno Le Maire défend la privatisation d’Aéroports de Paris
00:33

En « geste d’ouverture », Bruno Le Maire s’est dit prêt à reprendre les amendements que le rapporteur Jean-François Husson avait défendus lors de l’examen du texte en commission : renforcement du contrôle de l’autorité de redevance aéroportuaire, révision tous les 10 ans du cahier des charges. Il a rappelé que rien ne changera pour les contrôles douaniers opérés par l’État. Grâce à ces « trois garanties, trois verrous », le ministre de l’Économie estime que les « garanties » sont réunies (voir la vidéo ci-dessus). La présidente de la commission a aussi souligné le risque que ces apports du Sénat ne puissent pas être défendus lors de la recherche d’un accord final avec les députés, en cas de rejet de la privatisation.

À la manière d’Emmanuel Macron répondant à chaque question, lors du grand débat, Bruno Le Maire prend ensuite le temps de répondre, à défaut de convaincre, à chaque sénateur. Mais après les nombreuses prises de paroles, le ministre de l’Économie ne trouve plus une sénatrice. « À cette heure-là, je ne vois plus grand-chose, je suis dans une espèce de brouillard général ». Attention à l’atterrissage.

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