Thomas Huchon : « Le candidat le plus complotiste pourrait bien être le favori de la présidentielle »

Thomas Huchon : « Le candidat le plus complotiste pourrait bien être le favori de la présidentielle »

Nouvel épisode de notre série estivale « La politique à l’heure du numérique » : le complotisme. Ce phénomène qui a toujours existé, mais qui se retrouve aujourd’hui très largement amplifié à cause des réseaux sociaux, permet de fédérer des communautés conspirationnistes sur tous les sujets. Il devrait incontestablement marquer la prochaine élection présidentielle en France. C’est en tout cas l’avis du journaliste et spécialiste des faux complots, Thomas Huchon, qui craint même que le candidat qui parlera le plus aux Français anti-système, devienne le grand favori du scrutin. Interview.
Public Sénat

Temps de lecture :

12 min

Publié le

Mis à jour le

Les phénomènes de complotisme en France et dans le monde sont-ils vraiment nouveaux ?

Thomas Huchon : Je vais vous citer une phrase de Voltaire qui prouve que les théories du complot ne datent pas d’hier. « Les honnêtes gens qui pensent sont critiques. Les malins sont satiriques. Les pervers font des libelles ». Les libelles étaient des textes écrits sous de faux noms à l’époque de la Renaissance, et qui expliquaient par exemple que Marie-Antoinette mangeait des petits enfants au petit-déjeuner et qu’elle était une pédocriminelle. Toutes ressemblances avec les récits actuels du mouvement QAnon sont bien entendues d’immenses coïncidences (rires…) Non, plus sérieusement, on peut dire que les récits complotistes ont toujours existé et qu’ils ont toujours fait partie de la narration globale. D’ailleurs, plus les sociétés se sont structurées, plus ils ont été importants. Ils sont une forme de contre discours et l’analyse de la société par ceux qui ne savent pas l’observer. Je me garderais bien de faire ce diagnostic, car c’est un diagnostic médical, mais il existe une maladie en psychiatrie qui s’appelle l’apophénie. C’est le fait de voir des choses qui n’existent pas, et le complotisme est à la fois un facteur et un symptôme des sociétés modernes.

Mais avec l’émergence des réseaux sociaux, les complotistes d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’hier, non ?

Ce qui a profondément changé au cours des 20 dernières années, ce sont les endroits où tout cela se diffusait. Les cafés du commerce d’hier, et les revues confidentielles comme Le Nouveau Détective, sont devenus aujourd’hui un courant absolument mainstream sur internet qui touche, selon les études, entre 1 sur 5, sur 4 voire sur 3 de nos compatriotes dans les sociétés modernes comme la France, les Etats-Unis, mais aussi au Brésil ou en Australie. En fait, le complotisme est un phénomène qui est nouveau avant tout dans sa manière de se diffuser. C’est donc pour cela qu’il est très difficile de le comprendre et donc de le combattre. Il y a une vingtaine d’années, les conspirationnistes parlaient aux conspirationnistes, et on voit aujourd’hui des gens qui ont une défiance pour la société et les institutions, mais qui n’auraient jamais dû se rencontrer. C’est le cas de l’affaire de l’enlèvement de la petite Lola Montemaggi. On a donc une femme dont le père appartient à la ZAD de Notre Dame des Landes, qui elle-même est dans les mouvements de type Gilets Jaunes, plutôt extrême gauche, bio et écolo. Et elle va se retrouver à embaucher des néonazis pour faire enlever sa fille Lola parce qu’ils pensent tous qu’il existerait un gouvernement pédocriminel et sataniste derrière les grandes décisions prises aujourd’hui. On assiste donc bien au rapprochement d’êtres humains qui n’ont rien à voir entre eux via les algorithmes, les groupes sur les réseaux sociaux et les plateformes de recommandations de vidéos. C’est extrêmement inquiétant.

Ce rapprochement entre ces différents groupes de gens qui semblaient n’avoir rien en commun reste très récent, non ?

Oui, c’est un phénomène qu’on a vu monter en puissance au moment des Gilets Jaunes en France, au moment de l’émergence du mouvement QAnon aux Etats-Unis et au moment des mouvements anti-masques en Allemagne. Mais il n’y a pas que les algorithmes qui expliquent ces phénomènes. Il y a aussi la déshérence des grandes idéologies ou encore les grandes religions monothéistes qui perdent de l’influence dans les sociétés au niveau institutionnel… En fait, aujourd’hui, le complotisme a de multiples têtes. Pour ironiser, on dit souvent qu’il y a 50 nuances de conspi, ce qui est vrai : il y a 50 manières d’y accéder. Regardez, avec la pandémie, nous avons assisté à des mouvements autour de l’homéopathie, du développement personnel, du yoga. Le nombre de profs de yoga qui sont devenus aujourd’hui anti-vaccins et persuadés que la 5G est un danger pour l’humanité est hallucinant. Ce sont des phénomènes très disparates mais qui ont beaucoup de choses en commun : ils sont numériques, anti-système, anti-élite et expriment tous une forme de rejet.

Vous parlez d’un rejet global du système : justement, est-ce que le rejet de la politique, qu’on a encore constaté avec cette abstention historique lors des dernières élections régionales, passe aujourd’hui davantage par ces phénomènes complotistes sur les réseaux sociaux que par les urnes ?

J’adorerais que l’abstention soit un phénomène politique, mais je ne crois pas que ce soit complètement le cas. C’est avant tout un phénomène qui touche un peu à tout. C’est culturel, c’est une apathie généralisée… Ils sont nombreux aussi ceux qui se disent qu’ils peuvent se commander à manger et s’acheter des habits en un clic, alors pourquoi ne pas aussi voter en un clic. Mais est-ce qu’on peut voter comme on fait une commande sur Amazon ? Personnellement, je ne le crois pas du tout. En fait, j’ai un peu peur qu’on arrive à un moment où la démocratie finisse par vaciller à cause d’elle-même. En fait, la démocratie, c’est le système politique le plus frustrant. On va vous prétendre que le citoyen peut tout changer, mais en réalité, ce n’est pas vrai. La seule manière de changer les choses, c’est en faisant du consensus. Et on constate que l’avènement des réseaux sociaux dans nos vies a généré de la radicalisation. Il y a donc de moins en moins de consensus, et donc beaucoup moins de possibilités de faire évoluer les choses dans le cadre démocratique. La démocratie devient donc de plus en plus frustrante et, quand on est frustré, on va l’exprimer sur les réseaux sociaux. En fait, je crois qu’il y a un vrai paradoxe chez nos concitoyens. Ils critiquent les grands médias et les politiques sur les réseaux sociaux parce qu’ils leur donnent une liberté d’expression totale soi-disant, mais ils font cela tout en perdant le vrai fondement de la liberté. Le vrai fondement de la liberté, ce n’est pas la liberté d’expression, c’est le droit à la vie privée. Mark Zuckerberg sait très bien tout ce qu’on fait, et donc aujourd’hui, on considère que pour conserver notre liberté d’expression, il faut perdre notre liberté d’avoir des secrets. Je pense qu’on s’est fait largement fait avoir dans cette histoire.

Qu’est-ce qu’il faut faire, alors ? Existe-t-il un remède miracle ou est-ce déjà trop tard ?

Je ne veux pas dire que c’est trop tard, mais, en même temps, vu la quantité de travail qu’ils nous donnent, je vais bientôt être obligé de reverser une part de mes piges à Francis Lalanne et Richard Boutry (rires). Plus sérieusement, je pense que le phénomène du complotisme n’est pas près de s’arrêter. Pour moi, il est le pendant visible de l’absence de responsabilité éditoriale. Si on veut l’arrêter, il faut arrêter l’information gratuite. Je pense que quand on paie pour s’informer, on recrée la relation de confiance avec celui qui produit l’information. Et donc, comme on crée cette relation de confiance, le média n’a aucun intérêt à nous mentir ou à nous tromper. Le message que j’ai envie de passer est le suivant : si vous voulez arrêter d’être désinformés, alors payez pour vous informer.

Et que fait-on pour les gens qui s’informent uniquement sur réseaux sociaux et pour qui ces sources d’information suffisent ?

Il faut s’interroger sur la capacité des citoyens à investir sur eux-mêmes, c’est-à-dire à être capables de payer pour quelque chose d’essentiel et pourtant d’inutile. J’y crois beaucoup moi…

Et les hommes politiques qui sont victimes de fake news et de complotisme, comment l’expliquez-vous ?

Je crois qu’il faut distinguer trois cas de figure sur cette question-là. Nous avons les hommes politiques qui en font leur stratégie, ceux qui en sont victimes à leur insu, et ceux, sans doute les moins visibles, qui essayent de lutter contre. Ceux qui en ont fait une stratégie comme Philippe de Villiers, Florian Philippot, Gilbert Collard et sans doute très prochainement Marine Le Pen, – donc essentiellement des élus d’extrême droite —, s’imaginent un espace politique à la Donald Trump et ils ont raison. De Jair Bolsonaro en passant par Boris Johnson ou encore Viktor Orban, cela semble en effet être un chemin de victoire électorale. De l’autre côté, il y a aussi une autre catégorie d’élus qui en font un argument électoral. Je pense notamment à la mouvance indigéniste, décoloniale et à des parlementaires de la France Insoumise qui flirtent parfois avec des thèmes qui sortent du cadre de la république pour moi. Après, pour ceux qui essayent de lutter contre ces phénomènes complotistes, on retrouve des membres du gouvernement qui essaient ce discours-là aujourd’hui.

Les autorités politiques sont-elles impuissantes face à ces phénomènes, notamment pour réguler les GAFA ?

Je crois qu’il faut arrêter de considérer les gens qui détiennent ces GAFA comme des gens fréquentables et des partenaires crédibles à qui on peut faire confiance. Il faut maintenant serrer la vis et changer de braquet. On ne peut pas décemment continuer à donner le bâton pour se faire battre. Ce sont des entreprises privées qui font ce qu’elles veulent et la question, c’est de se demander enfin si on veut les contrôler ou pas ? Il faut qu’elles soient responsables de ce qu’elles diffusent. Il faut contrôler leurs algorithmes. Sont-elles des médias ? Un média, c’est un organe qui diffuse des informations, qui les éditorialise et qui gagne de l’argent avec. Facebook et Twitter répondent-ils à ces trois critères ? La réponse est oui : ce sont des médias. Donc, si ce sont des médias, il y a un directeur de la publication et quand il n’y a quelque chose qui ne va pas, il est responsable et doit donc être sanctionné.

Comment ?

C’est très simple : il suffit d’un décret. Il suffit d’une signature du Premier ministre demain matin au conseil des ministres. Mais ils ne le font pas car ils ont peur qu’on les traite de censeurs. Je pense à l’inverse qu’il faut assumer que l’Etat français contrôle ce qui est diffusé en France. Je ne comprends pas pourquoi nous ne parvenons pas à assumer cela. Depuis le début de l’année, on doit en être au douzième fait divers complotisme grave en France. Des histoires d’enlèvement d’enfants, de forcenés qui foncent à la voiture bélier dans des commissariats, qui tirent sur des forces de l’ordre, sans parler de l’affaire Mila… Lors de son procès pour harcèlement et menaces de mort sur les réseaux sociaux, il manquait à la barre ces grandes plateformes sur lesquels ces faits répréhensibles ont eu lieu. Il y avait 13 prévenus, mais pas Facebook et Twitter. On ne peut pas uniquement juger ceux qui appuient sur la gâchette. Le pistolet est tout aussi responsable. Est-ce qu’on imagine une seule seconde quelle serait la peine qui serait tombée sur Le Monde, Libé ou Public Sénat, si ces derniers avaient diffusé ne serait-ce qu’un seul des milliers de messages reçus par cette jeune fille ?

Comment voyez-vous la suite, notamment lors de la prochaine élection présidentielle ?

Nous sommes à un moment charnière, et pour moi, le complotisme va prendre encore plus d’ampleur lors de la prochaine présidentielle de 2022. Je pense aussi que le candidat qui parviendra à rallier à lui cette part des 15 à 25 % des Français qui sont tombés dans cette idéologie complotiste est quasiment certain d’être au deuxième tour. Il peut s’agir de gens qui ne sont pas du sérail politique, mais des candidats qui sortent un peu de nulle part, comme un Francis Lalanne, un Richard Boutry oui encore un Jean-Marie Bigard… En fait, je crois que ce qui est le plus inquiétant, c’est que nous sommes arrivés à un point où tout peut se passer. Elle est là la vraie leçon : tout peut arriver.

Propos recueillis par Antoine Comte

Dans la même thématique

Majorité numérique à 15 ans : « La problématique, c’est le système pour vérifier l’âge »
5min

Société

Majorité numérique à 15 ans : « La problématique, c’est le système pour vérifier l’âge »

Dans son discours sur l’Europe à la Sorbonne, Emmanuel Macron a appelé à reprendre le contrôle sur les contenus en ligne et à protéger la jeunesse des contenus dangereux. Pour Olivia Tambou, maître de conférences, la clé d’une telle réglementation au niveau européen réside dans la vérification de l’âge. La sénatrice Catherine Morin-Desailly appelle à une réflexion plus globale sur les usages et la formation.

Le

Police operation de lutte contre les depots sauvages a Nice
5min

Société

Couvre-feu pour les mineurs : quel pouvoir pour les maires ?

La décision de Gérald Darmanin d’instaurer un couvre-feu pour les mineurs en Guadeloupe inspire les maires de métropole. À Béziers, la mesure est en vigueur depuis lundi. À Nice, Christian Estrosi songe aussi à la mettre en place. Dans quelle mesure les maires peuvent-ils restreindre la liberté de circuler ?

Le

Manifestation contre les violences sur les mineurs, Toulouse
4min

Société

Relaxe d’un homme accusé de violences familiales : le droit de correction invoqué par les juges est « contraire à la loi »

Ce 18 avril, la cour d’appel de Metz a relaxé un policier condamné en première instance pour des faits de violences sur ses enfants et sa compagne. Dans leur arrêt, les juges ont indiqué qu’un « droit de correction est reconnu aux parents ». Une décision qui indigne la sénatrice Marie-Pierre de la Gontrie, rapporteure d’une proposition de loi qui interdit les « violences éducatives » depuis 2019.

Le