« Situation paradoxale » que celle de Radio France, a estimé Sibyle Veil, la directrice générale de Radio France, ce mercredi 8 octobre devant le Sénat. « Radio France va bien et guide le marché de la radio […] et pourtant, je vois qu’il y a aujourd’hui un récit négatif qui se cristallise sur l’audiovisuel public », a-t-elle relevé. Auditionnée par la commission de la Culture, moins de 24 heures après Delphine Ernotte Cunci, son homologue de France Télévisions, Sibyle Veil a été longuement interrogée sur l’affaire dite « Thomas Legrand – Patrick Cohen », du nom des deux journalistes œuvrant sur le service public, accusés de partialité depuis la diffusion d’une vidéo prise à leur insu, et diffusée le 5 septembre sur X par une journaliste du média conservateur L’incorrect.
« Rien n’est plus insupportable pour un journaliste et ses équipes que d’être soupçonnés d’être l’instrument d’un parti politique », a regretté Sibyle Veil. « Le soir même de la diffusion de cette vidéo, nous avons pris la décision de suspendre à titre conservatoire Thomas Legrand, car nous avons immédiatement compris l’emploi et les fantasmes que cette vidéo pouvait susciter. »
Deux journalistes, « deux situations »
Sur ces images, Thomas Legrand et Patrick Cohen sont filmés en train de déjeuner avec le secrétaire général du Parti socialiste, Pierre Jouvet, et le président du conseil national du PS, Luc Broussy. À propos de Rachida Dati, ministre démissionnaire de la Culture et candidate à la mairie de Paris, Thomas Legrand déclare notamment : « Nous, on fait ce qu’il faut pour Dati, Patrick et moi ».
« Thomas Legrand n’est plus membre de la rédaction de France Inter depuis 2022 », a tenu à rappeler Sibyle Veil. Depuis cette date, le journaliste de Libération œuvrait seulement comme chroniqueur sur les antennes du service public. « En cette rentrée, il devait participer à un débat contradictoire de 12 minutes, le dimanche matin, dont le premier invité fut Alain Minc », explique la directrice générale de Radio France. « Après la diffusion de cette vidéo, Thomas Legrand a décidé de renoncer à ce débat, ce qui fait qu’aujourd’hui, il n’a plus d’engagement contractuel avec Radio France. »
Et Patrick Cohen, qui tient un édito politique en semaine dans la matinale de France Inter ? « Nous avons dissocié les deux situations, car la vidéo est tronquée. On ne sait pas ce qu’a dit, ou a pu dire Patrick Cohen, car il ne dit rien dans la vidéo », relève Sibyle Veil. « Il approuve de son silence complice », a aussitôt taclé le sénateur RN Aymeric Durox.
« Un journaliste ne peut, à lui seul, orienter la ligne éditoriale d’une radio »
« Que faisaient-ils dans cette discussion ? Ils étaient en train de se servir de leur position sur une antenne du service public, donc des moyens de l’Etat français, pour mettre en place une stratégie électorale et favoriser un candidat, en l’occurrence Raphaël Glucksmann », a affirmé Cédric Vial, rapporteur LR du budget de l’audiovisuel public. Cet élu considère « qu’il y a des biais éditoriaux qui sont un peu systématiques, notamment sur l’antenne de France Inter ». « On s’approche d’une ligne éditoriale qui pourrait être considérée comme étant celle d’un média de gauche ».
« Je ne peux pas laisser dire qu’un journaliste de Libération, qui n’est pas membre de la rédaction de France Inter, et qui devait intervenir dans un débat contradictoire de 12 minutes une fois par semaine, le dimanche matin à 8h45, peut à lui seul orienter la ligne éditoriale d’une radio et manipuler l’opinion », a réagi Sibyle Veil. « La thèse du complot, ne tient guère ».
Le bras de fer avec les médias Bolloré
Mais la charge la plus véhémente est venue de Max Brisson. Déjà la veille, le sénateur LR, spécialiste des questions d’éducation, avait vivement interpellé Delphine Ernotte Cunci, la patronne de France Télévisions, sur la coloration politique de certaines émissions et sur son bilan financier. Cette fois, il a dénoncé « la relation de stratégie électorale avec le Parti socialiste » et certaines antennes du service public. Il a également reproché à la patronne de Radio France de jouer les « donneurs de leçons ». « Est-ce le rôle de l’audiovisuel public de se poser en contrepoids du groupe Bolloré ? », a-t-il encore interrogé, à propos du bras de fer qui oppose depuis plusieurs mois le service public et les médias du milliardaire breton.
« Nous ne sommes pas un média de commentaires de plateaux parisiens, nous sommes un média de terrain », avait défendu un peu plus tôt Sibyle Veil, estimant que l’audiovisuel public devait être « un contre-modèle aux médias d’opinion et aux réseaux sociaux ». « Sinon nous sommes condamnés à importer le modèle américain dont nous avons les effets sous les yeux : ceux d’une société tellement fracturée, à force d’exacerber les tensions, qu’elle en devient irréconciliable. »
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« Une ministre de la Culture ne devrait pas dire ça »
Plusieurs voix, à gauche, se sont élevées pour défendre Radio France, sous le coup d’une « une offensive idéologique très forte de la part du groupe Bolloré », a alerté la socialiste Sylvie Robert. « 95,6 %, c’est la part représentée par CNews dans la couverture de l’affaire Legrand-Cohen par rapport aux autres chaînes d’information », a-t-elle épinglé. De son côté, la sénatrice Horizons Laure Darcos a regretté « les attaques ad nominen absolument honteuses sur le service public » de Rachida Dati. « Une ministre de la Culture ne devrait pas dire ça. J’ai été profondément choquée ».
La ministre démissionnaire a eu maille à partir ces derniers mois avec plusieurs personnalités de l’audiovisuel public. Sur France Inter, elle a notamment accusé Sibyle Veil de « caricaturer » la réforme qu’elle espère faire adopter et qui vise à mettre en place une holding pour chapeauter les différentes entités du service public. Sur le plateau de « C à vous » sur France 5, elle a également menacé de poursuites Patrick Cohen, qui l’avait interrogée sur les affaires judiciaires dont elle est la cible.
Efforts budgétaires
Alors qu’un récent rapport de la Cour des comptes tire la sonnette d’alarme sur l’état des finances de France Télévisions, appelant à des réformes structurelles « pour sortir de l’impasse », les Sages de la rue de Cambon ont adressé, au contraire, un satisfecit à Radio France en début d’année. La juridiction financière salue la pertinence des choix stratégiques engagés, avec une transformation numérique réussie et des audiences fortes malgré un marché radiophonique sur le déclin depuis plusieurs années.
« Radio France touche chaque mois 76 % des Français avec ses antennes et ses différentes offres numériques. On ne peut pas être un média partisan quand 76 % des Français se retrouvent dans nos contenus », s’est félicitée Sibyle Veil. « Sur les 10 dernières années, nous avons gagné 1,5 million d’auditeurs, dont 400 000 de moins de 25 ans ».
« On a fait ces dernières années des économies substantielles qui ont contribué à hauteur de 120 millions d’euros aux efforts de la Nation, quel autre service public peut aujourd’hui afficher un tel bilan ? », a encore salué la directrice générale de Radio France. Avant de lancer un avertissement, alors que la crise politique retarde la mise en place des prochaines orientations budgétaires : « Si l’on veut aller plus loin, ça ne sera plus seulement de la rigueur de gestion qui sera la réponse mais des choix plus importants sur nos offres. Je pense que c’est un choix politique. »