« Merci, M. Eveno pour cette parole libre. Vous avez une certaine franchise dans votre expression ». Par ces mots de conclusions, le président de la commission sénatoriale sur la concentration des médias, Laurent Lafon (centriste) a bien résumé la tonalité de l’audition de cet après-midi.
Patrick Eveno, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) et historien spécialiste des médias, n’a effectivement pas la langue dans sa poche. Il a en outre suivi les travaux de la commission. « On parle de concentration depuis les années 1970 depuis Robert Hersant. A la Libération, on parlait des trusts […] C’est une vision très archaïque que défendent les gens que vous avez entendus, mais c’est un vieux débat antilibéral. On considère que la concentration, c’est mal. Pourquoi ? On ne sait pas ». Pour l’historien, la concentration est plus une question économique que démocratique.
Mais sa parole est parfois confuse tant il passe du coq à l’âne. Le rapporteur socialiste de la commission d’enquête, David Assouline le coupe par une question précise. Lors du passage de Itélé à Cnews qu’est-ce qui vous a conduit à quitter le comité de déontologie du groupe Canal plus ?
« J’ai vu comment la rédaction réagissait. On parle souvent de l’indépendance des rédactions. Moi, je ne sais pas ce que c’est puisque par définition les rédacteurs sont salariés et ont un lien de dépendance avec leur employeur. En revanche, une rédaction libre, je sais ce que ça veut dire […] La liberté des médias, ça, c’est important ». Patrick Eveno ne répond pas vraiment à la question et David Assouline finit par le relancer.
« Je n’ai pas vu Vincent Bolloré dire à un rédacteur tu ne fais pas si, tu me fais ça »
« J’ai vu les rédacteurs de Itélé être obligés d’accepter soit une télévision qu’ils n’avaient pas envie de faire, soit la porte avec indemnités […] Le seul soutien que je pouvais apporter, c’était de démissionner. J’ai pris le parti de la rédaction face à l’actionnaire qui faisait du fox news […] Sa brutalité vis-à-vis de la rédaction ne me permettait pas de siéger sereinement dans un comité d’éthique », relate-t-il.
« Vous avez été témoin de faits ? » veut savoir le sénateur. « Des faits qui m’ont été rapportés. Mais je n’ai pas vu Vincent Bolloré dire à un rédacteur tu ne fais pas si, tu me fais ça. Je ne suis pas sûr qu’il le fasse. L’important pour lui, c’est de placer les bonnes personnes aux bons endroits. Cyril Hanouna ou Pascal Praud le font très bien sans que Bolloré ait quoi que ce soit à leur dire […], ce n’est pas la pression de l’actionnaire là ».
Patrick Eveno reprend alors la réflexion du patron de Reporters sans frontières auditionné la semaine dernière et qui s’interrogeait sur l’abandon du pluralisme interne dans les médias audiovisuels. « Pourquoi (le pluralisme) est réservé à l’audiovisuel ? Et Pourquoi spécifiquement à la télé plus qu’à la radio ? Jamais les législateurs n’ont voulu faire un statut de l’entreprise de presse. La presse est libre » affirme-t-il.
David Assouline lui rappelle alors que conformément à la loi de 1986 sur la régulation de l’audiovisuel, du fait de la rareté des ondes, les chaînes ont historiquement été fondées avec des obligations de pluralisme interne. La presse écrite n’y est pas soumise du fait du pluralisme externe des titres.
« Bloc de la réacosphère bolloréenne »
« Maintenant, c’est terminé. Le pluralisme externe, il est sur les chaînes Youtube », rétorque l’historien. « Donc pourquoi on n’aurait pas maintenant, ce que j’appelle le bloc de la reacosphère bolloréenne ? Surtout que les chaînes de l’audiovisuel de Bolloré sont de très faible audience […] On est face au GAFA », souligne-t-il avant de proposer la création « de l’observatoire européen du pluralisme et de la transparence dans les médias ». « On est dans un système mondial où la puissance est américaine et l’Europe doit consolider les bases de sa société démocratique. Et la liberté des médias, de l’information sont consubstantielles avec la société démocratique »
De quoi nourrir la réflexion des élus avant l’audition de Vincent Bolloré mercredi à 16H45 devant la commission d’enquête.