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Etats généraux de l’information : une « urgence nationale »

C’est aujourd’hui que se lancent les états généraux du droit à l’information. Promis par Emmanuel Macron lors de sa campagne présidentielle, initialement prévus en novembre 2022, ils démarrent dans un contexte compliqué. Au cours du mois de septembre, la journaliste d’investigation du média Disclose, Ariane Lavrilleux, a été perquisitionnée et gardée à vue, et plusieurs journalistes de Libération ont été convoqués par la police judiciaire dans le cadre d’une de leurs enquêtes. Dans un secteur des médias qui connaît de profondes mutations, les enjeux sont nombreux et importants.
Mathilde Nutarelli

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On aurait pu trouver meilleur moment pour ouvrir les états généraux du droit à l’information. En effet, c’est après la garde à vue et la perquisition de la journaliste d’investigation du média Disclose, Ariane Lavrilleux, la convocation par la police judiciaire de Lille de trois journalistes de Libération, et la 24ème place de la France place dans le classement mondial 2023 de la liberté de la presse de RSF, entre autres, que s’ouvre ce grand raout promis par Emmanuel Macron pendant sa campagne présidentielle de 2022. Initialement prévu en novembre dernier, ces états généraux sont destinés à « protéger l’information libre face aux ingérences », d’après les mots du Président. Dirigés par le secrétaire général de Reporters Sans Frontières (RSF) Christophe Deloire, ils doivent permettre d’établir un diagnostic au travers de groupes de travail et de la consultation des citoyens, pour aboutir à des propositions, avant l’été 2024.

Une période trouble pour le secteur de l’information

Ces états généraux de l’information étaient attendus. Il faut dire que la période est trouble pour le secteur l’information : défiance des citoyens dans les médias, problématiques liées à la concentration des groupes médiatiques, grève historique au JDD après l’arrivée de Geoffroy Lejeune, menaces sur le secret des sources, prolifération des fake news, … Pour Nathalie Sonnac, professeure des universités à Panthéon-Assas et ancienne membre du CSA, qui publie Le nouveau monde des médias : une urgence démocratique, aux éditions Odile Jacob, ces états généraux sont une « urgence nationale ».

« Les géants du numérique ont complètement envahi notre espace informationnel. Il y a une concurrence déloyale vis-à-vis des médias traditionnels de leur part, dans un contexte plus global de désordre informationnel. L’information de qualité est de moins en moins garantie, diluée dans un océan de contenus, pollué de contenus illicites et de fake news », expose la spécialiste de l’économie des médias. « Il y a plus inquiétant, c’est la déconsolidation des démocraties : la perte de confiance des citoyens dans les institutions et plus particulièrement dans les médias », s’inquiète-t-elle.

Le programme de travail précis n’a pas encore été diffusé, mais les spécialistes du domaine ont des attentes fortes sur de nombreux autres sujets, comme l’intelligence artificielle ou l’éducation aux médias. Pour Nathalie Sonnac, « il faut légiférer au niveau national et éduquer aux questions de l’information, de la citoyenneté numérique. C’est une priorité civique : il faut redonner du pouvoir aux citoyens, qu’on leur donne les outils de compréhension pour agir, comprendre notamment comment se fabrique l’information, la désinformation et renforcer l’esprit critique. L’objectif est de restaurer la confiance des citoyens en leur média ».

Arnaud Mercier, lui aussi professeur à l’institut français de presse de Panthéon-Assas, souhaite qu’il y ait une réflexion sur l’IA, sur « son usage éthique et responsable » par les médias, « cerner l’enjeu de ce qui est fait par l’IA pour soulager les journalistes, et de ce que fait une IA destructrice du travail journalistique ».

Sur les bancs du Sénat, toutefois, l’initiative laisse plutôt perplexe Laurent Lafon, sénateur centriste du Val-de-Marne et président de la commission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias, qui n’en attend « pas grand-chose ». « La finalité me paraît confuse », explique-t-il, « et je n’ai pas vu de lettre de mission. Or, ce qui est attendu d’une structure informelle dépend de ses objectifs, et comme ils sont flous, je souhaite bon courage aux acteurs qui vont y participer ». « On ne sait pas si les parlementaires seront associés, ni comment », s’interroge Sylvie Robert. Elle accueille cependant avec plus d’enthousiasme cette initiative. La sénatrice socialiste d’Ille-et-Vilaine salue un « format large, extrêmement intéressant ». Les deux sénateurs se disent disponibles pour y participer.

Les spécialistes du secteur attendent des évolutions législatives

Qu’attendre de ces états généraux ? Au-delà du diagnostic, ce que veulent les experts, c’est une évolution législative. Pour Nathalie Sonnac, « la loi de 1986, qui garantit la liberté de communication audiovisuelle, est par de nombreux endroits désuète, notamment le dispositif de mesures anti-concentration. Aujourd’hui, de nouveaux indicateurs s’imposent, comme le temps d’attention et les nouveaux usages en ligne. Il faut par ailleurs revoir le système des aides de l’Etat à la presse, en particulier les allouer aux entreprises qui en ont réellement besoin.  Il faut également un nouveau cadre de la donnée : la question de l’accès à l’information est cruciale où les plateformes numériques sont en position dominante et peuvent jouer le rôle de censeurs. Transparence algorithmique et partage de la valeur des données doivent être garanties ».

Arnaud Mercier, lui, plaide pour une réelle distinction entre les chaînes d’information et les chaînes d’opinion. « On a parfaitement le droit d’avoir des chaines d’opinion, mais qu’au moins on le dise et qu’on ne fasse pas semblant que c’est une chaîne d’information. Il faut que les législateurs sachent mieux faire la différence entre les deux et qu’il y ait une réflexion là-dessus, notamment sur la manière dont l’Arcom peut interférer en cours de cahier des charges sur des chaînes qui ne respectent pas leur obligation », explique-t-il, visant explicitement la chaîne CNews.

Les états généraux de l’information lancés au même moment que le vote du Media Freedom Act au Parlement européen

La réflexion lancée par Emmanuel Macron intervient concomitamment au vote de l’European Media Freedom Act par le Parlement européen, un texte présenté par la Commission européenne en septembre 2022 et qui vise à harmoniser au niveau européen la protection des journalistes et de la liberté de la presse. De longues discussions ont eu lieu, au cours lesquelles la France a plaidé pour l’introduction d’une disposition permettant par exemple d’avoir recours à des logiciels espions, comme Pegasus, à l’encontre de journalistes, dans le cadre d’enquêtes sur des faits de terrorisme ou de traite d’être humains. « Il y a un problème de cohérence politique à lancer ces états généraux en ayant poussé cela », juge Sylvie Robert, « il faut faire en sorte que ces états généraux soient l’occasion de préciser la doctrine de l’état français sur le sujet de l’équilibre entre secret des sources et secret défense ». « La première version du texte de loi ouvrait la boîte de Pandore », alerte Nathalie Sonnac, « mais les amendements qui pouvaient faire craindre la surveillance des journalistes n’ont pas été votés par les députés européens».

« Sur l’European Media Freedom Act, il y a beaucoup de choses qui se chevauchent avec les états généraux de l’information », explique Arnaud Mercier, « mais sur le secret des sources, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme est plus protectrice que la France. Il ne faut pas opposer de manière stérile les deux ».

Une commission d’enquête au Sénat avait travaillé sur la concentration des médias

La crise du secteur des médias alerte depuis plusieurs années. Du côté du Sénat, le sujet avait occupé au début de l’année 2022, lors de la commission d’enquête sur la concentration des médias en France, ouverte à la demande du groupe socialiste. Les auditions avaient fait grand bruit, car les sénateurs avaient entendu les patrons des grands groupes propriétaires de médias, comme Vincent Bolloré. Rendu en mars 2022, le rapport avait été le fruit d’âpres négociations entre les membres de la commission. En est sorti un texte de consensus, mettant en avant trente-deux propositions, dont la nomination d’un administrateur indépendant mandaté par l’Arcom au sein des conseils d’administration des groupes qui détiennent des médias, afin de veiller à l’indépendance et l’impartialité de ceux-ci.

Deux propositions de loi à l’Assemblée nationale et au Sénat

Au Sénat et à l’Assemblée nationale, les parlementaires n’ont pas attendu l’ouverture de ces états généraux pour proposer des évolutions législatives en faveur d’une plus grande indépendance des journalistes. Après la grève de la rédaction du JDD en août dernier, la députée Génération.s Sophie Taillé-Polian a déposé une proposition de loi, soutenue par tous les groupes de la Chambre basse, sauf les Républicains et le Rassemblement national, visant à conditionner les aides à la presse ainsi que l’octroi d’ondes radio et télé à la validation de la nomination du directeur de la rédaction par un vote des journalistes. Un texte similaire a été déposé au Sénat à la même période par le socialiste David Assouline, rapporteur de la commission d’enquête sur la concentration des médias, qui n’est plus sénateur depuis octobre 2023.

« Il faut bien poser la proposition de loi, mais il ne faut pas porter atteinte à la liberté d’entreprendre », tempère Nathalie Sonnac, « Les médias sont des entreprises économiques, l’information coûte cher à produire. On a besoin d’entrepreneurs qui investissent, il ne faut pas les décourager ». Pour elle, « une loi anti-propriétaires ou anti-Bolloré serait inefficace comme l’a été la loi anti Hersant », il faut plutôt « garantir que les journalistes soient protégés et puissent exercer leur métier en toute indépendance », en renforçant, par exemple, la loi Bloche de 2016. Celle-ci, votée après la grève des salariés d’iTélé, permet aux journalistes de s’opposer aux pressions ou de refuser de signer un article ou une émission contre leur volonté, et oblige les sociétés éditrices de presse ou audiovisuelles de se doter d’une charte déontologique.

Pour Arnaud Mercier, cette proposition de loi « peut être une bonne idée, mais n’a d’intérêt que pour lutter contre le rachat d’un titre existant.  Cela ne nous dit absolument rien dans le cas d’un média qu’on crée ex nihilo. Je me méfie des lois en réaction face à un phénomène qui vient d’arriver. Une loi doit être pérenne, traiter un grand principe et réguler un système globalement ». « C’est néanmoins une très bonne chose qu’on crée des conditions pour que la rédaction ait des droits de véto sur la direction de la rédaction », juge-t-il.

Les syndicats de journalistes dénoncent l’ « opacité » du dispositif

La première ombre au tableau de ces tous jeunes états généraux est arrivée ce 3 octobre. Les quatre organisations syndicales représentatives des journalistes (SNJ – SNJ-CGT – CFDT-Journalistes – SGJ-FO) dénonçaient dans un communiqué commun une « opacité » du dispositif. Elles regrettent de ne pas avoir été avisées « officiellement des objectifs et du déroulement de cette initiative ».

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