Deux mois après avoir rendu compte de ses six mois de travaux, la commission d’enquête du Sénat sur l’utilisation des aides publiques versées aux entreprises continue de faire parler d’elle. Le rapport de cette instance, installée à l’initiative des sénateurs communistes en réponse à une succession de plans sociaux fin 2024, est depuis cet été régulièrement cité, à l’heure de recherches d’économies tous azimuts et d’une rentrée sociale particulièrement agitée.
Il n’est pas rare de voir l’estimation « plancher », produite par la commission, de 211 milliards d’euros d’aides versées par l’État et ses opérateurs, aux entreprises en 2023, reprise dans les argumentaires de nombreux partis de gauche ou encore de plusieurs organisations syndicales. Fin août par exemple, en présentant son contre-budget, le Parti socialiste a fait mention du rapport sénatorial, et a proposé de réduire plusieurs aides, pour un montant total de quatre milliards d’euros.
Désaccord de François Bayrou, qui dénonçait un mélange de « carottes et de sèche-cheveux »
À quelques jours de plusieurs journées de mobilisation sociale, la secrétaire générale de la CFDT Marylise Léon a elle aussi emboîté le pas des sénateurs en plaidant pour un « meilleur contrôle » et une rationalisation des soutiens de l’État aux entreprises. « Je ne dis pas que les 211 milliards d’euros par an ne sont pas utiles. Mais on sait très bien qu’il peut y avoir de l’optimisation ou des doutes sur l’efficacité de certaines de ces aides », déclarait-elle fin août au quotidien Ouest France.
Validés comme les autres recommandations du rapport, à l’unanimité des membres de la commission d’enquête, qui reflètent les équilibres politiques à la Haute assemblée, les fameux 211 milliards d’euros font néanmoins l’objet d’une bataille de chiffres. L’une des raisons évidentes de cet impossible consensus méthodologique s’explique par l’absence de définition officielle d’une aide publique versée à une entreprise.
Des critiques sont venues notamment du gouvernement. En présentant son plan budgétaire le 15 juillet, François Bayrou avait épinglé une « addition de manière un peu rapide des allègements de charge à des subventions et à de multiples avantages de natures très différentes ». Des critiques répétées le 25 août, lors de sa conférence de presse au cours de laquelle il avait annoncé la tenue du vote de confiance. « Quand j’avais des élèves, autrefois, je disais : Il ne faut pas additionner les carottes et les sèche-cheveux », a sermonné le chef du gouvernement. Au-delà de la controverse numérique, le Premier ministre de l’époque avait toutefois reconnu qu’il y avait « des réglages à faire en baissant ces sommes et en donnant en contrepartie plus de simplification ».
Interventions financière de Bpifrance, allègements de cotisations, dépenses fiscales, subventions
L’exercice auquel s’est livrée la commission d’enquête part du constat qu’un travail de suivi global, et surtout d’évaluation exhaustive, n’existe pas s’agissant des aides aux entreprises au sens large. Selon son calcul, pour l’année 2023, elles atteignent au moins 211 milliards d’euros. Ce montant comprend les subventions d’Etat, pour 7 milliards d’euros, les interventions financières de Bpifrance (qui peuvent être des prêts ou des garanties), qui représentent 41 milliards d’euros, les dépenses fiscales au sens large y compris celles qui ont été déclassées, pour 88 milliards d’euros, ainsi que les allègements de cotisations sociales, qui pèsent 75 milliards d’euros.
Ce chiffre n’intègre pas les aides versées par les communes et leurs groupements, ni celles par les régions (estimées à 2 milliards d’euros selon leur association) ni les aides versées par l’Union européenne (comme dans le cadre de la Politique agricole commune). Le rapport sénatorial précise également que le chiffrage exclut les sommes versées à une entreprise en contrepartie de la gestion d’un service public, comme à travers La Poste avec le service universel postal, ou la SNCF.
Le rapport de la commission d’enquête rappelle que l’ordre de grandeur de son chiffre est « cohérent » avec deux précédentes estimations
C’est moins connu, le rapport sénatorial a par ailleurs publié un « périmètre restreint » de son estimation, en retirant les aides qui ne sont pas consensuelles, et en se basant notamment sur la notion d’aide d’État au niveau du droit de l’Union européenne. En retirant les interventions financières de la Banque publique d’investissement (qui aboutissent à des remboursements et des paiements d’intérêts), les dépenses fiscales « déclassées » par l’administration fiscale (qui sont des modalités de calcul d’impôt) et les dépenses fiscales liées à la TVA, dont le bénéfice entre entreprise et consommateur n’est pas toujours clair, la commission aboutit à une estimation de 108 milliards d’euros d’aides « au sens strict ». Les dépenses fiscales dites « déclassées » sont celles qui ne correspondent plus aux normes en vigueur. La baisse d’un impôt d’une entreprise entraîne toutefois de fait, un manque à gagner pour les finances publiques.
L’estimation produite au Sénat cet été, de 211 milliards d’euros, se rapproche de deux études publiées ces dernières années. En 2020, France Stratégie (l’un des services du Premier ministre, fusionné en 2025 avec le Haut-commissariat au plan) est parvenu à un chiffre global de 179 milliards d’euros, soit 223 milliards d’euros avec les dépenses fiscales dites déclassées. Quant au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), une étude a abouti au chiffre de 157 milliards d’euros en 2022, soit 205 milliards d’euros, en intégrant les dépenses fiscales déclassées.
L’actualisation des estimations, dans le cadre de la commission d’enquête au Sénat, s’est faite sur la base de données officielles, avec le concours de data scientists, des spécialistes de la donnée venus en renfort dans la rédaction du rapport.
Débat sur l’intégration de certaines sphères dans le champ des aides publiques
Lors de l’examen du rapport par les différents membres de la commission d’enquête, des divergences sont parfois apparues sur le périmètre à l’origine du chiffrage. Le président LR de la commission, Olivier Rietmann, a ainsi déclaré que les allègements et les exonérations de cotisation sociales n’étaient pas des « aides publiques », mais plutôt des « compensations », car « le coût du travail est plus cher en France que dans les pays qui nous entourent ».
Le Haut commissariat au Plan, en publiant une note sur la question des aides aux entreprises en juillet, avait lui choisi d’exclure ces allègements et exonérations de cotisations de son calcul. L’instance, présidée par l’ancien ministre Clément Beaune, avait communiqué sur un total de 112 milliards d’euros. Interrogé à l’époque par Public Sénat, Olivier Rietmann avait indiqué qu’il n’y avait « aucune querelle », mais simplement une « interprétation différente » entre les deux rapports.
Lors de son audition devant la commission d’enquête sénatoriale, le ministre de l’Économie et des Finances, Éric Lombard les avait intégrés dans son calcul. L’ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations avait fourni une estimation globale d’environ 150 milliards d’euros, composés de 40 milliards de dépenses fiscales, de 30 milliards d’euros de dépenses budgétaires et de 80 milliards d’euros d’allègements de cotisations sociales. Pour rappel, la dernière loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS 2025) a réduit l’amplitude des exonérations de cotisations patronales maladie et famille, la question de la croissance continue de ces allégements généraux se posant chaque année.
La controverse sur l’intégration ou non de certains dispositifs de nature fiscale s’est d’ailleurs poursuivie vendredi dernier sur la scène de la Fête de l’Humanité, entre le président du Medef (Mouvement des entreprises de France) Patrick Martin et Fabien Gay, le sénateur communiste qui était le rapporteur la commission d’enquête, et directeur du quotidien L’Humanité. Le représentant de l’organisation patronale a indiqué « contester » le chiffre mis en avant par la commission. « Il y a, dans ces 211 milliards, des aides qui bénéficient au consommateur. Par exemple avec la TVA réduite sur les travaux de rénovation dans le bâtiment, dans la restauration pour ceux qui peuvent aller dans les restaurants. Il y a des aides à des entreprises publiques et ainsi de suite », a-t-il par exemple expliqué.
Une fois retranchés les désaccords numériques, le rapport sénatorial et le rapport du Haut-commissariat à la Stratégie et au Plan partagent néanmoins un certain nombre de constats, notamment sur une meilleure évaluation des dispositions d’aide.
Contrairement à une autre commission d’enquête sénatoriale qui a fait parler d’elle, celles sur les agences et opérateurs de l’Etat, les sénateurs qui se sont intéressés aux aides publiques n’ont formulé aucune recommandation de suppression, ni aucun objectif d’économies potentielles. « Nous sommes pas contre les 211 milliards. Nous sommes pour accompagner les entreprises, mais si elles servent les emplois en France, la transformation des entreprises en France, mais pas nourrir les actionnaires ou à délocaliser les emplois », a insisté le 12 septembre le sénateur Fabien Gay.