La commission d’enquête du Sénat sur l’utilisation des aides publiques versées aux grandes entreprises arrive quasiment au terme de ses travaux en séance plénière. En raison d’une contrainte d’agenda, la commission installée en début d’année sur l’initiative du groupe communiste doit encore entendre la semaine prochaine Bernard Arnault, mais l’audition du ministre de l’Économie ce 15 mai devait initialement marquer le dernier épisode d’une intense série d’auditions.
Elles sont au nombre de 55, et les sénateurs ont entendu durant des semaines de nombreux chefs d’entreprise, des économistes, des anciens ministres ou actuels, ou encore des membres de l’administration. Les échanges avec Éric Lombard ce jeudi avaient en particulier pour objet de sonder le terrain, avant la phase de rédaction du rapport et surtout des recommandations, qui seront connues durant la première quinzaine de juillet.
Une « condition de maintien de l’emploi » risquerait de « décourager les candidats »
Dans un contexte marqué par l’annonce de plusieurs plans sociaux dans plusieurs groupes, le ministre de l’Économie a mis en garde contre la tentation d’instaurer de nouvelles conditions pour l’octroi d’aides publiques, affirmant qu’aucune à l’heure actuelle n’était délivrée sans critère. « Si à chaque aide on ajoute une condition de maintien de l’emploi, pour un site de production de l’entreprise par exemple, on risque en réalité de décourager les candidats et de nuire au but initial, voire d’engendrer des effets pervers, puisque – c’est sans doute triste de le dire, mais je me dois dans mes responsabilités de le dire – il arrive que des entreprises doivent faire évoluer leurs effectifs pour des raisons de survie ou de perspective de survie. Ce n’est pas pour autant qu’elles ne remplissent pas les objectifs qui seraient fixés par telle ou telle aide », a averti Éric Lombard.
L’ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations a par ailleurs déclaré qu’il fallait « stabiliser les paramètres » du crédit impôt recherche (CIR), qu’il a qualifié de « facteur clé d’attractivité ». Ce dernier, l’un des plus coûteux pour l’État avec une dépense annuelle proche de 8 milliards d’euros, a fait l’objet dans la dernière loi de finances d’un resserrement. « Les entreprises ont besoin de visibilité dans le moyen terme, pour que les aides fonctionnent à plein. »
Un volume d’aides publiques estimé à 150 milliards d’euros par le ministre
Toujours sur le sujet des crédits d’impôts, le rapporteur de la commission d’enquête, le sénateur communiste Fabien Gay, a par ailleurs confronté le ministre à un avis rendu par sa ministre déléguée Clara Chappaz, lors d’une séance au Sénat le 11 mars dernier. Lors du projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité, la ministre chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique a rendu un avis négatif à un amendement soutenu par le socialiste Rémi Cardon.
Ce dernier proposait la mise en place d’un crédit d’impôt en faveur des microentreprises et des petites entreprises, pour leurs investissements en matière de cybersécurité. « Le crédit d’impôt nous semble un outil inadapté. Vous connaissez, je pense, le contexte budgétaire […] Il ne paraît vraiment pas opportun d’introduire une telle mesure aujourd’hui », avait-elle exposé, évoquant par ailleurs le risque d’un « effet d’aubaine » pour de nombreux chefs d’entreprise.
Invité à clarifier la position du gouvernement, Éric Lombard a souligné que « les crédits d’impôt comme le CIR et les autres » étaient « bien efficaces et utiles ». « Sinon, on aurait 150 milliards d’euros sous le pied qu’on saisirait volontiers. Ça nous réglerait notre problème de déficit dans la seconde. »
L’estimation du volume total des aides publiques aux entreprises est d’ailleurs l’une des grandes questions à laquelle la commission d’enquête tente de répondre. Éric Lombard a évoqué le chiffre « d’environ 150 milliards d’euros » qui se décomposent de la manière suivante : 40 milliards d’euros de dépenses fiscales (crédits d’impôts, fiscalité réduite), 30 milliards d’euros de dépenses budgétaires (aide à l’embauche d’apprentis ou encore plan France 2030 par exemple), et surtout, les 80 milliards d’euros d’allègements généraux de cotisations sociales.
« Vous dites que tout est sous contrôle, qu’il y a des critères, tout va bien, que grosso modo, il n’y a aucune question à se poser. Le problème, c’est que lorsqu’on a démarré cette commission d’enquête, personne n’était d’accord sur le monde », a constaté le rapporteur Fabien Gay. L’inspection générale des finances (IGF), placée sous la responsabilité du ministre, évoque de son côté une somme globale de 170 milliards d’euros. L’Insee a avancé pour sa part le chiffre de 70 milliards, quand les économistes évoquaient un haut de la fourchette allant jusqu’à 220 à 250 milliards, sommes qui incluent les aides qui transitent par les ménages, comme les aides à la rénovation énergétique. Mardi soir encore, le tableau de la dépense publique diffusé par Emmanuel Macron sur TF1 faisait état de 97 milliards d’euros d’aides publiques aux entreprises. « Ce flou artistique ne participe pas à la transparence dans le budget », a déploré le centriste Daniel Fargeot.
Fabien Gay a ajouté que l’administration elle-même ne possédait pas certaines données, ce qu’a également appuyé le président LR de la commission Olivier Rietmann, s’agissait des données relatives au pacte Dutreil (allègement de fiscalité pour la transmission d’entreprises).
« Toutes les aides sont contrôlées, suivies, et évaluées », considère Éric Lombard
Sur le volet de la surveillance des aides, le ministre a considéré que « toutes les aides sont contrôlées, suivies, et évaluées ». « L’administration vérifie systématiquement que les règles d’octroi sont bien respectées ». Sur le crédit impôt recherche, il a notamment évoqué l’existence d’un millier de contrôles aléatoires sur 15 000 bénéficiaires, chaque année.
Quant à l’examen de l’efficacité des aides, le ministre a assuré qu’elles étaient « évaluées » comme toute politique publique, citant par exemple le cas du plan France 2030. Ses propos ont immédiatement été contestés par le président de la commission. « Dans aucun dispositif d’aide, on retrouve des critères d’évaluation, aucun », a déploré Olivier Rietmann, dénonçant des « coups de rabot au doigt mouillé » sur le crédit impôt recherche ou les aides à l’apprentissage. « Cela n’a jamais été fait sur les résultats d’un process d’évaluation, cela nous aurait permis d’avoir des indicateurs, et de savoir où aller. »
Le ministre se montre favorable à la transparence des aides
Interrogé précisément sur l’opportunité de publier un récapitulatif annuel – proposition qui a rencontré durant les auditions un accord de très nombreux PDG de grands groupes – le ministre s’est également dit « tout à fait favorable » à cet exercice, à condition de ne pas heurter le secret fiscal. Il a par ailleurs précisé qu’une plateforme serait rendue publique en janvier, pour le décompte des aides inférieures à 300 000 euros. « Cette plateforme pourra être élargie à tout le champ des aides d’État, afin d’effectuer un saut qualitatif considérable dans l’évaluation, le pilotage et le suivi, même si cela demandera des modifications législatives, notamment pour inviter les collectivités territoriales à participer. »
Le ministre a en outre considéré qu’il y avait « sans doute des améliorations à faire » pour « plus de rationalisation et de transparence », pour les aides publiques.