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Blanchiment d’argent : un rapport du Sénat alerte sur l’absence de « stratégie cohérente contre la délinquance financière »

La commission d’enquête du Sénat sur la délinquance financière et les outils de lutte a livré ses conclusions ce vendredi 20 juin. Le blanchiment d’argent représenterait entre 38 et 58 milliards d’euros chaque année en France. Les élus formulent une cinquantaine de recommandations pour permettre à la France de se doter d’une « culture de la lutte contre l’argent sale ».
Romain David

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« Le blanchiment constitue le crime qui permet tous les autres ». Dans un rapport rendu public ce vendredi 20 juin, le Sénat alerte sur les effets de la délinquance financière, mais aussi sur le manque de moyens des enquêteurs et les failles juridiques qui permettent aux trafiquants de soustraire chaque année plusieurs dizaines de milliards d’euros aux circuits économiques traditionnels.

L’office des Nations unies contre la drogue et le crime estime que le blanchiment des capitaux représente entre 2 et 5 % du PIB mondial, soit 1 600 à 4 000 milliards de dollars. Or, 98 % de ces avoirs ne sont jamais saisis. Rapporté à la France, cela représenterait au moins 58 milliards d’euros issus du blanchiment. La méthodologie utilisée par la Cour des comptes européenne aboutit à un chiffre un peu moins élevé, mais tout aussi vertigineux : avec un montant de 38 milliards d’euros pour la France. « Le blanchiment est le trafic le plus lucratif en France […]. Sur les masses financières qu’il génère, nous n’en récupérons que 2 % », constate le sénateur RDSE Raphaël Daubet, président de la commission d’enquête du Sénat sur la délinquance financière et les outils de lutte.

Cette commission fait suite aux travaux conduits par la Chambre haute en 2023-2024 sur le narcotrafic, et qui avaient mis en évidence les difficultés d’appréhension du versant financier des organisations criminelles. « Les narcotrafics ne rassemblent qu’un élément du problème. Nous avons vu, au cours de nos auditions, que les services étaient très intéressés par cette vision à 360° », explique la rapporteure centriste Nathalie Goulet. Le rapport formule une cinquantaine de recommandations « pour définir une stratégie de lutte efficace contre le blanchiment ».

50 nuances de blanchiment

Le blanchiment consiste à réintroduire dans le circuit économique des fonds générés par des activités criminelles, de manière à en dissimuler l’origine. « Une tonne de cocaïne vendue apporte à un réseau criminel 5 tonnes de billets de 10 euros, soit 125 valises de 40 kilogrammes : le blanchiment est un défi logistique », lit-on dans le rapport. Cette année, les élus se sont plus spécifiquement penchés sur les rendements d’au moins quatre grands types de trafic ; le trafic de migrants, la contrefaçon, le trafic de plaques d’immatriculation et le trafic de tabac.

Les méthodes traditionnelles de « réinjections » des avoirs criminels dans l’économie réelle peuvent passer par le travail au noir, la vente de contrefaçon, le rachat de tickets gagnants de loto et de casinos, ou encore la captation d’aides publiques. « Vous gagnez 200 euros à un jeu de hasard. Je vous rachète votre ticket 270 euros avec de l’argent sale, et voilà comment j’en blanchis 200 », cite, à tire d’exemple, la rapporteure centriste Nathalie Goulet, spécialisée dans les questions de fraude financière. « C’est un système qui fonctionne très bien dans les milieux communautaires », ajoute-t-elle.

Depuis plusieurs années les cryptoactifs sont de plus en plus utilisés par les trafiquants pour brouiller les circuits financiers.

Lutter contre les « lessiveuses »

La commission d’enquête propose notamment de renforcer le contrôle des petits commerces « par le ciblage des quartiers les plus exposés, avec une analyse financière accrue de ces entreprises et une meilleure association des maires ». L’objectif : venir à bout de ce que l’on appelle familièrement des « lessiveuses », c’est-à-dire des structures dont le rendement est quasi intégralement assuré par des avoirs criminels.

Auditionné en février par la commission d’enquête, Laurent Nuñez, le préfet de police de Paris, avait évoqué la difficulté des forces de l’ordre d’appréhender les boutiques de façade qui pullulent dans certains territoires. « On a, notamment dans le Nord-Est parisien et en Seine-Saint-Denis, beaucoup de commerces dont on se demande de quoi ils vivent. Je ne donnerais pas de nom parce qu’il y a des investigations en cours, mais à Paris cela peut concerner des rues entières », avait-il expliqué.

Les sénateurs préconisent également d’élargir les prérogatives des greffiers des tribunaux de commerce pour faciliter l’identification des entreprises créées à des fins frauduleuses, mais aussi de « rendre systématique la vérification de l’origine des fonds avant la reprise d’une entreprise ».

Renforcer les synergies entre les services de lutte

Le rapport souligne la solidité des différents instruments de lutte mis en place en France, mais insiste aussi « la perfectibilité » de ces mécanismes. Tracfin le service de renseignement français chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent, a reçu en 2024 plus de 211 000 signalements, transmis pour 93 % d’entre eux par le secteur financier. Or, les sénateurs estiment que de nombreux angles morts demeurent, ils alertent sur « la régulation défaillante de certains secteurs particulièrement exposés », notamment l’immobilier ou le monde des agents sportifs.

« Les antiquaires n’ont produit aucune déclaration de soupçon ces dernières années », relève Raphaël Daubet. Parmi les recommandations du rapport : revoir les seuils définis dans la loi Sapin II pour élargir le nombre d’entreprises concernées par le devoir de vigilance.

Les élus déplorent aussi un manque de coordination entre les services et l’insuffisance des moyens techniques à la disposition des agents. « Nos services utilisent des outils informatiques qui sont incompatibles entre eux. Pour communiquer des éléments, ça n’est pas très pratique… Maintenant, il s’agit d’uniformiser tout ça avec un seul appel d’offres », explique Nathalie Goulet. « Il y a aussi un sujet sur le manque de moyens humains, qui tient à la faible attractivité de la matière financière pour les enquêteurs », observe Raphaël Daubet. À ce propos, la préconisation n° 36 du rapport concerne la mise en place d’une formation commune à la gendarmerie, aux douanes, à la police et aux agents du fisc « sur l’open source, le cyber et les cryptoactifs ».

Construire une « culture de la lutte contre l’argent sale »

« Aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de stratégie cohérente contre la délinquance financière en France, plutôt un empilement d’outils, mais pas de culture de la lutte contre l’argent sale », constate Raphaël Daubet. Les préconisations formulées par les sénateurs donneront lieu à un travail législatif. « Il y aura une proposition de loi », assure Nathalie Goulet.

La sénatrice évoque un, voire deux textes, consacrés aux entreprises et au secteur financier. L’élue souhaite également réactiver la proposition de loi des députés Pierre-Yves Bournazel et Christophe Blanchet sur la lutte contre la contrefaçon. Adopté par l’Assemblée nationale en 2021, ce texte n’a jamais été inscrit à l’ordre du jour au Sénat. « La contrefaçon, c’est 5 milliards d’euros rien que pour la France ! », rappelle Nathalie Goulet.

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