C’est la quatrième fois d’affilée qu’une loi d’approbation des comptes de l’Etat échoue devant le Parlement, un cas de figure désormais systématique depuis la perte de la majorité absolue du bloc présidentiel en 2022. Les sénateurs ont définitivement rejeté ce 23 juin le projet de loi relatif aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l’année 2024, texte également rejeté à l’Assemblée nationale le 10 juin dernier. Le non du palais du Luxembourg a été massif : 301 voix contre, 20 voix pour, et 20 abstentions.
Longtemps connu sous le nom de loi de règlement, ce type de texte arrête le montant définitif des dépenses et des recettes de l’État de l’année écoulée, et le résultat financier. Son rejet est symbolique, mais n’entraînera aucune conséquence budgétaire. La ministre des Comptes publics, Amélie de Montchalin, a cependant « regretté vivement » ce double refus du Parlement de valider un « constat comptable », qui constitue un « prérequis du débat budgétaire qui se tiendra à l’automne ». « Dans votre vote, on pourrait penser que vous êtes convaincus que la photographie de la réalité, qui n’est pas bonne, n’est pas sincère », s’est-elle étonnée.
« Plongée en eaux profondes »
L’année 2024, « qui restera dans les annales comme l’exemple parfait de la mauvaise gestion budgétaire » selon le rapporteur général du budget Jean-François Husson (LR), a été marquée par un déficit public qui s’est creusé à 5,8 % du PIB, loin des 4,4 % prévus dans la loi de finances initiale adoptée fin 2023. Cela correspond à un écart de 41 milliards d’euros. « On ne peut plus appeler cela un dérapage mais une plongée en eaux profondes », a dépeint le sénateur de Meurthe-et-Moselle.
Ce mauvais résultat, qui a fait l’objet de travaux de contrôle du Sénat ces derniers mois, s’explique à la fois par les répercussions des mauvais chiffres de 2023, le ralentissement économique avec une croissance plus faible qu’attendu (1,2 % au lieu de 1,4 %), des erreurs dans l’estimation des recettes attendues. Jean-François Husson a également fustigé l’absence de mesures de redressement pour corriger la tendance. Comme le rapporteur général, de nombreux membres de la commission des finances ont répété qu’un projet de loi de finances rectificative aurait dû être présenté l’an dernier. La ministre a considéré que ses prédécesseurs s’étaient engagés, a contrario, dans une « très forte activité de régulation budgétaire », marquée notamment par un décret d’annulation de 10 milliards d’euros, des plafonnements budgétaires et des sur-gels de crédits.
Sur le seul périmètre de l’Etat, le déficit en 2024 s’est établi à 155,9 milliards d’euros, c’est plus que les budgets de l’enseignement scolaire et celui des armées réunis. L’an dernier, les dépenses du budget général ont reculé de 11,2 milliards d’euros, mais cet effort résulte essentiellement de la disparition des boucliers tarifaires en vigueur pendant la crise inflationniste, selon le rapport de Jean-François Husson. Le rapporteur a d’ailleurs peu apprécié le commentaire inscrit par le gouvernement dans le projet de loi, dans l’exposé des motifs : « un résultat s’inscrivant dans une trajectoire de redressement des comptes publics et s’appuyant sur un pilotage renforcé de la dépense ». « On parle de l’année 2024 ! C’est le retour du ravi de la crèche », a-t-il grincé.
Le rejet de ce texte, en apparence technique, a été soutenu par la plupart des groupes. Seul le groupe du RDPI (Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants), qui compte les sénateurs Renaissance, et celui des Indépendants, lequel comprend plusieurs membres d’Horizons, ont refusé de s’opposer au texte.
Une série de réquisitoires contre la trajectoire budgétaire de 2024
Voter ce projet de loi « serait donner quitus à une succession d’erreurs, jusqu’à la censure, qui ont coûté fort cher », a justifié le sénateur Union centriste Vincent Capo-Canellas, considérant le résultat de l’année 2024 comme « assez largement catastrophique ». Les orateurs de la majorité sénatoriale de droite et du centre se sont succédé à la tribune pour alerter sur la gravité des chiffres. « 3 400 milliards de dette, c’est dix ans d’impôts », a comparé le centriste Vincent Delahaye, quand Stéphane Sautarel (apparenté LR) a mis en garde contre la hausse du coût annuel des intérêts sur celle-ci, qui devrait atteindre la barre fatidique des 100 milliards d’euros en 2028. « Notre pays brûlera un tiers de ce qu’il prélève sur les Français pour rembourser les intérêts de sa dette ».
La gauche a elle aussi jugé sévèrement la « photographie » financière de l’année passée. Elle « symbolise ce que nous dénonçons depuis des mois, une politique budgétaire erratique, un désarmement fiscal de l’Etat et le refus obstiné de prendre en considération les propositions alternatives », a dénoncé la socialiste Isabelle Briquet. La référence à l’opposition du gouvernement de soutenir la « taxe Zucman » sur le patrimoine des plus fortunés est souvent revenue dans les argumentaires de gauche. L’écologiste Ghislaine Senée a, quant à elle, dénoncé la « faillite d’un système ». « Ce texte ne nous demande pas d’approuver un bilan mais d’avaliser un aveuglement », s’est exclamé Pascal Savoldelli, avant que le sénateur du PRG Christian Bilhac (RDSE) n’enchaîne avec une autre réplique venue du cœur : « L’honnêteté et la transparence m’obligent à décerner à votre ministre le bonnet d’âne de la gestion budgétaire. »
L’un des rares alliés du gouvernement dans ce premier débat estival, Stéphane Fouassin (RDPI), a rappelé qu’il serait « injuste de ne pas souligner l’effort réel accompli par l’exécutif pour contenir la dynamique de dépenses ». Et d’appeler en vain ses collègues à ne « pas céder à la tentation d’un rejet de principe du projet de loi ». « Ce serait céder à un réflexe politicien, qui affaiblirait notre parole budgétaire et compromettrait notre crédibilité budgétaire par rapport à nos partenaires européens et aux marchés », a mis en garde le sénateur de La Réunion.
Bande-annonce des débats budgétaires sur la prochaine loi de finances
Les débats n’ont pas seulement été rétrospectifs, la séance a aussi permis de planter le décor pour les prochains mois, à un moment où la déflagration au Moyen-Orient assombrit un peu plus un contexte économique déjà fragile. Amélie de Montchalin a martelé que l’objectif d’un déficit à 5,4 % en 2025 était « impératif, ambitieux et atteignable ».
Insistant sur la « nouvelle méthode de transparence et de réactivité », elle a donné une nouvelle fois rendez-vous aux parlementaires pour faire le point sur l’évolution de la dépense publique et des rentrées fiscales, à l’occasion d’un « comité d’alerte » qui se réunira ce jeudi. A plus long terme, l’exécutif a confirmé une fois encore son cap d’un retour sous les 3 % de déficit à « l’horizon 2029 ». « Nous nous attachons à mieux anticiper les aléas et les risques dès la gestion, dont la complexité nous impose une amélioration continue de notre pilotage », a assuré la ministre des Comptes publics. Le gouvernement doit échanger avec les parlementaires avant le 11 juillet pour préparer les grandes orientations du prochain projet de loi de finances.
« Tâchons au moins de tirer les bonnes leçons pour l’avenir de cet exercice 2024 que je qualifierais de calamiteux […] J’espère sincèrement, et je veux réellement le croire que l’exercice 2025 nous permettra enfin de retrouver une gestion à la fois rigoureuse, plus saine et plus sereine », a espéré le rapporteur général Jean-François Husson.
Dans son discours, le sénateur de Meurthe-et-Moselle a notamment pointé du doigt la progression de la masse salariale des agents de la fonction publique d’Etat, qui a atteint 107 milliards d’euros l’an dernier, en progression de 6,7 %. Des dépenses selon lui « hors de contrôle », « sous l’effet de mesures catégorielles quasiment inconscientes » et d’une hausse de 6 700 des effectifs (en équivalent temps plein).
En réponse, la ministre a fait une annonce, celle d’une limitation des revalorisations au strict minimum pour 2025. « En 2025, sous la conduite de ce gouvernement, nous réduirons au maximum, à 1,5 % la croissance de la masse salariale de l’Etat […] S’il y a des mesures catégorielles, elles sont financées par des réductions d’effectifs », s’est-elle engagée.