Une bataille inédite s’ouvre ce vendredi 24 octobre dans l’hémicycle du Palais Bourbon. Les députés entament l’examen en séance publique du projet de loi de finances pour 2026 – dont la partie « recettes » a déjà été rejetée en commission -, sans la menace de l’article 49.3 de la Constitution, puisque le Premier ministre a promis de ne pas engager la responsabilité de son gouvernement pour faire adopter ce budget. Pour la première fois sous la Ve République, les parlementaires ont donc le champ libre pour bâtir les trajectoires financières de l’année à venir, alors que la fracturation politique promet des débats particulièrement houleux.
C’est dans ce contexte que le Rassemblement national a présenté jeudi son contre-budget pour 2026, exercice rituel pour les oppositions. Le parti de Marine Le Pen a dévoilé une copie en forme de rouleau compresseur, alignant des mesures d’économies particulièrement ambitieuses pour parvenir à financer ses propres promesses électorales, comme le retour à un âge légal de départ à la retraite à 60 ou 62 ans, ou encore de nombreuses suppressions d’impôts pour les ménages.
Là où le projet de loi de finances présenté par le gouvernement vise les 30 milliards d’euros d’économies, le RN prétend pouvoir atteindre les 36 milliards, avec une baisse de 50 milliards sur les dépenses, doublée d’une diminution de 14 milliards sur les recettes fiscales.
Un tiers des économies liées à la lutte contre l’immigration
Le parti liste 32,4 milliards de « dépenses inefficaces », auxquelles s’ajoutent 4,1 milliards de « dépenses inutiles ». Parmi elles, une baisse des subventions aux associations « ne relevant pas de l’intérêt général » de l’ordre de 3,2 milliards, un coup de rabot de 8,7 milliards sur la contribution française à l’UE et surtout, 7,7 milliards d’économies glanées sur le dos des agences et des opérateurs d’Etat. Un chiffre particulièrement ambitieux, lorsque l’on sait que la commission d’enquête parlementaire que le Sénat a consacrée aux moyens attribués à ces différents organismes – dans le collimateur de la droite depuis plusieurs années –, n’évalue qu’à 540 millions d’euros le montant des économies réalisables sur leur seul fonctionnement. Vouloir aller plus loin reviendrait à menacer certaines politiques publiques.
Les collectivités territoriales ne sont pas épargnées : avec 5 milliards de moins sur la dotation globale de fonctionnement des régions et des intercommunalités.
Surtout, près d’un tiers des économies envisagées par le RN repose sur l’immigration : -11,9 milliards d’euros. La transformation de l’Aide médicale d’Etat (AME) en Aide médicale d’urgence (AMU) doit rapporter 1,3 milliard. Fidèle à son principal cheval de bataille, le parti fondé par Jean-Marie Le Pen met en avant un principe de préférence nationale, avec la suppression des prestations sociales non contributives versées aux étrangers qui ne travaillent pas à temps plein depuis au moins cinq ans. Ce serrage de vis doit ramener 6,1 milliards d’euros dans les caisses de l’Etat.
Notons qu’une mesure similaire a été proposée à plusieurs reprises par les LR, d’abord pendant la dernière présidentielle, puis dans la loi Immigration du 26 janvier 2024, dont elle a été retirée par le Conseil constitutionnel, car considérée comme un cavalier législatif. Elle figurait encore dans une proposition de loi référendaire en mars 2024, également censurée par les Sages de la rue Montpensier, cette fois pour des questions de fond. Par ailleurs, le chiffrage de la droite était trois fois moins important que celui du RN, avec une économie seulement estimée à 2,1 milliards d’euros. « Il suffit d’aller regarder les comptes des caisses d’allocations familiales pour comprendre qu’il est impossible de monter au niveau d’économies revendiqué par le RN », observe auprès de Public Sénat l’économiste Éric Delannoy, président fondateur de Tenzing Conseil.
Engager un « bras de fer » avec l’UE
Pourtant, lors de la présentation de ce contre-budget, Marine Le Pen a assuré qu’il « se faisait à périmètre constitutionnel constant mais aussi en fonction de ce qui est raisonnablement faisable ». La présidente du groupe RN à l’Assemblée nationale a toutefois reconnu que certaines dispositions « nécessiteraient une volonté politique forte, voire d’engager des bras de fer, notamment avec l’Union européenne ». « Nous l’assumons, et je dirais même, nous le revendiquons », a-t-elle martelé. La baisse d’un quart de la contribution française au budget européen pourrait effectivement tourner à l’épreuve de force avec Bruxelles, d’autant qu’une décision unilatérale exposerait Paris à un risque de sanctions.
« C’est un budget aussi difficile à chiffrer qu’à qualifier. Ce projet mêle poursuite de la politique de l’offre d’Emmanuel Macron, utilisation des traditionnelles baguettes magiques budgétaires – immigration et fraudes – et discours destiné à l’électorat populaire sur les baisses de la TVA », résume François Ecalle, ancien magistrat à la Cour des comptes dans un entretien au journal Le Monde. « Compte tenu de la force politique que représente le RN, nous serions tentés de les prendre au sérieux. Mais si ces propositions attrape-tout manquent de crédibilité économique, elles trahissent une véritable cohérence doctrinale », observe Éric Delannoy. « Après la séquence sur la taxe Zucman, qui a placé la gauche au cœur des débats, le RN essaye de faire la même chose avec la lutte contre l’immigration, qui est au centre de leurs propositions d’économies. L’enjeu est moins d’être pris au sérieux que de profiter des débats parlementaires pour remettre en lumière leur mantra politique, avec des chiffrages que les électeurs n’iront pas nécessairement vérifier ».
Affirmation du virage libéral
Sur le volet fiscal précisément, le budget du RN concentre les baisses d’impôts sur les entreprises et les classes moyennes. Avec un important coup de pouce sur le pouvoir d’achat, via une TVA réduite sur l’énergie et nulle sur « 100 produits de première nécessité ». Les deux mesures coûteraient plus de 14 millions d’euros. En revanche, elles pourraient potentiellement entrer en contradiction avec les règles européennes sur la distorsion de concurrence, notamment en matière d’énergie. Le parti à la flamme envisage également un dégel des prestations sociales (3,61 milliards d’euros), et chiffre à 1,5 milliard le montant de sa réforme des retraites pour l’année 2026. Loin, très loin des 35 milliards calculés en 2024 par l’Institut Montaigne, sur la base du programme qui avait été présenté pour les législatives anticipées.
Le virage libéral et pro-entreprises, entamé par le RN depuis l’arrivée de Jordan Bardella à la tête du parti, s’affirme avec une baisse des impôts de production (CFE, C3S et CVAE) pour 16,2 milliards d’euros. Il n’est plus question du doublement de la taxe exceptionnelle sur les entreprises de transport maritime, qui figurait encore dans les orientations budgétaires présentées en 2024. « Nous sommes toujours sur une relance keynésienne, mais la vision étatiste de Marine Le Pen recule, ne serait-ce qu’à cause du flou sur les retraites, à la faveur de mesures destinées à séduire les entreprises », note encore Éric Delannoy. « Ils veulent faire la démonstration qu’ils ont compris comment fonctionnent les dynamiques économiques chères aux chefs d’entreprise. »
Au titre des recettes nouvelles, le RN vise la bagatelle de 31 milliards. Opposé à la taxe Zucman, le parti propose plutôt « un impôt sur la fortune financière » pour 4 milliards d’euros et une augmentation de 33 % de la taxe sur les rachats d’actions, espérant atteindre un rendement de 8,4 milliards. Enfin, son plan de lutte contre les fraudes doit permettre de dégager 3,5 milliards. Là encore, le chiffrage semble particulièrement optimiste, quand le gouvernement espère tirer 1,5 milliard du plan de lutte contre les fraudes sociales et fiscales présenté mi-octobre. Un montant qui n’est « pas crédible » a déjà averti le Haut conseil des finances publiques, au vu de la progression des recettes issues des contrôles fiscaux ces dernières années.