Retards dans les achats, doutes sur la réalisation des programmes comme le futur porte-avions de nouvelle génération, et parfois commandes à l’arrêt… Ces derniers mois, le secteur industriel de la défense en France a vécu dans la hantise d’une remise en cause des promesses de la loi de programmation militaire, dans un contexte de difficultés budgétaires prégnantes au niveau national. Le gouvernement allait-il honorer la nouvelle marche prévue par cette trajectoire pluriannuelle, de trois milliards d’euros de hausse des moyens pour les Armées en 2025 ? Les yeux rivés sur l’état de leur trésorerie, de nombreuses PME du secteur étaient dans l’incompréhension, d’autant plus dans un discours ambiant de réarmement des pays membres de l’Otan.
Ce fut le premier sujet mis sur la table par les sénateurs de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, ce 1er juillet, lors de l’audition du ministre des Armées, Sébastien Lecornu. « Comment expliquer l’objectif de hausse des crédits se traduise dans les faits, depuis plusieurs mois, par un sentiment d’étranglement financier, ressenti aussi bien par la Direction générale de l’armement, pour ses commandes, que pour les entreprises qui ne voient pas ces commandes arriver ? […] Tout en répétant vouloir accélérer le réarmement, le gouvernement appuie sur le frein et contredit ses propres objectifs » s’est étonné le président Cédric Perrin (LR).
« L’année budgétaire a commencé le 2 mars, et non le 2 janvier »
Le ministre a d’abord cité la censure du gouvernement Barnier, et la reconduction temporaire du budget 2024 à travers la loi spéciale, comme élément d’explication. Le gouvernement n’a pu engager les hausses budgétaires prévues par la loi de programmation. « L’année budgétaire a commencé le 2 mars et non le 2 janvier », a-t-il rappelé. Il a souligné que les entreprises affectées devaient faire l’objet de beaucoup de « préoccupations sociales », notamment lorsque le chômage partiel a été activé. « La censure gratuite, ça n’existe pas, il faut aussi le dire. »
La constitution d’une réserve de précaution sur l’ensemble des ministères, c’est-à-dire le gel d’une partie des moyens pour parer à l’éventualité d’un dérapage, a été l’autre facteur aggravant. Ce gel a été « appliqué d’une manière assez massive sur le ministère des Armées en mars et avril », a affirmé Sébastien Lecornu. Le ministère de l’Économie et des Finances est, depuis, revenu en arrière sur le sort promis à l’hôtel de Brienne. 600 millions d’euros ont été dégelés il y a deux mois. Et « un nouveau dégel devrait intervenir dans les tout prochains instants », a annoncé le ministre.
Les difficultés sont désormais derrière nous, a-t-il expliqué. « L’ensemble des retards du premier semestre ont été largement rattrapés. À la fin du mois de juin, la Direction générale de l’armement (DGA) a engagé pratiquement pour 4 milliards d’euros de prises de commandes nouvelles », a-t-il assuré. Selon le ministère, les commandes passées dans le cadre de la loi de programmation en 2025 ont atteint 12 milliards d’euros de paiement à ce jour, « contre 10,3 milliards en 2024 à la même date ».
Fin des problèmes ? Le rapporteur de la commission des finances sur les crédits de la défense, Dominique de Legge (LR) n’a pas partagé l’optimisme du ministre. « Il y a 8 jours, ce n’était pas le discours que nous avons entendu au Bourget. Soit c’est nous qui vous racontons des carabistouilles, soit c’est vous qui n’avez pas tout à fait la bonne vision de ce qui se passe et des choses qui remontent », a objecté le sénateur d’Ille-et-Vilaine.
Sébastien Lecornu s’est engagé à faire preuve de transparence sur toute situation d’une entreprise, qui ferait l’objet d’une alerte de la part des parlementaires. « Les entreprises qui disent qu’elles n’ont pas eu de commandes, on vérifiera », a-t-il annoncé. Le ministre s’est également engagé à diminuer le volume des reports de charge, une opération par laquelle le ministère ne paye que l’année suivante des matériels pourtant déjà livrés par les industriels.
Économies : « Est-ce que le ministère des Armées sera épargné ? Oui »
Interrogé sur les conséquences pour les armées d’un nouvel effort de maîtrise budgétaire général de 3 milliards d’euros, annoncé la semaine dernière dans le cadre du comité d’alerte sur les finances publiques, Sébastien Lecornu s’est voulu là aussi rassurant. « Est-ce que le ministère des Armées sera épargné ? Oui, au sens où la programmation militaire telle que je l’ai présentée devant vous, sa capacité à délivrer le physique qu’elle contient, c’est l’instruction que j’ai reçue du président de la République, c’est l’engagement que j’ai pris devant vous. S’il devait en être autrement, je ne serais plus devant vous. »
Mais la croissance des livraisons ne dépendra pas uniquement du carnet de commandes, mais également des capacités de production des industriels. « On n’a pas des filières aussi bien organisées qu’on le voudrait […] Quand on donne de la visibilité à une grosse boîte, cette visibilité ne rejaillit pas en cascade sur l’ensemble des sous-traitants », a estimé le ministre, qui mentionne également les « pressions » des clients à l’étranger, « de plus en plus exigeants sur les délais de livraison ».
Éric Trappier, directeur général de Dassault Aviation, a d’ailleurs fait savoir au Sénat le 25 juin qu’il était difficile de suivre la tendance globale. « Si on nous demande de livrer des avions supplémentaires demain, ça va être difficile », avait-il confié devant les sénateurs.
La « mise à jour » de la loi de programmation se prépare
La contribution plus élevée demandée aux partenaires par les Américains dans le cadre de l’Otan et le contexte international chahuté, reposent la question des choix de la France en matière de programmation militaire. Deux ans quasiment après la promulgation de la trajectoire pour les années 2024 à 2030, Sébastien Lecornu a suggéré d’aller « plutôt vers des mises à jour », plutôt que sur un nouveau texte qui prendrait le relais. « Le travail de réflexion est encore en cours », a simplement indiqué le ministre. Constatant que des capacités de projets arriveraient « trop tard au regard des circonstances », il a posé la question de « réinterroger » certaines dates d’achèvement. Il a également mentionné des « fragilités » à « corriger » rapidement, comme sur la « guerre électronique ». « Ce ne sont pas forcément des sommes colossales », a-t-il précisé.
Invité à commenter l’objectif d’une défense portée à 3,5 points de PIB (au lieu de 2 points actuellement), le ministre a enfin appelé à s’interroger sur le type d’armée visée en premier lieu. « Il ne faut pas lâcher la méthode que l’on a eue collectivement en 2022-2023. Repartons de ce que nous voulons faire, et derrière cela donnera quelque chose. Je ne veux pas être prétentieux en disant On est la France. Enfin… on est quand même la France ! »