142 milliards d’euros. C’est le montant « pharaonique », selon les termes d’Oxfam France, des bénéfices enregistrés par les 100 plus grandes entreprises françaises au cours de l’exercice 2022. L’ONG publie, ce lundi, la seconde partie de son rapport sur « l’inflation des dividendes » avec le Bureau d’Analyse Sociétale d’Intérêt Collectif (BASIC). Sur ces 142 milliards d’euros perçus par les entreprises, 80,1 milliards vont dans la poche des actionnaires sous la forme de dividendes ou de rachats d’actions, un outil financier qui permet aux entreprises de mieux valoriser leurs actions en rachetant puis annulant un certain nombre d’entre-elles et donc mieux rémunérer les actionnaires restants. Entre 2011 et 2021, la valeur versée aux actionnaires a augmenté de 57 %. Sur le podium des entreprises qui délivrent le plus de dividendes, on retrouve TotalEnergies (61 milliards d’euros), Sanofi (53 milliards) et Axa (27 milliards). « Les actionnaires semblent alors sortir indemnes de toutes les successions de crise : leurs revenus continuent d’augmenter », rapporte Oxfam.
Une « folie des grandeurs » dénoncée par Oxfam alors que les versements des entreprises n’ont connu qu’une augmentation de 22 % en dix ans. « Après Oxfam, je suis impatient d’avoir en main le classement de Challenges sur les plus grosses fortunes parce que chaque année on y découvre de nouveaux records. Chez les riches, tout va bien », se désole Éric Bocquet, sénateur communiste (Nord) et membre de la commission des finances. « Le CAC 40 est en pleine santé. La fracture est en train de s’aggraver dans notre société ». Le rapport d’Oxfam apporte des précisions : « Alors que la hausse des prix affecte le pouvoir d’achat des Français, les salaires ne parviennent pas à suivre la cadence inflationniste, les ménages ayant perdu en moyenne 720 euros entre janvier 2021 et juin 2022 ».
Le Parlement se penche sur un projet de loi
Face à ce constat, la Première ministre Élisabeth Borne, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire et le ministre du Travail Olivier Dussopt présentent ce lundi le projet de loi relatif au partage de la valeur au sein de l’entreprise. L’idée première du texte, qui bénéfice d’un accord national interprofessionnel (ANI) entre les syndicats – hors CGT – et le patronat, vise à reverser une plus grande partie du résultat des entreprises, comptant 11 à 49 employés, aux salariés eux-mêmes à travers des primes et des dispositifs particuliers. Certains existent déjà, tels que l’intéressement, la prime à la participation (ou prime Macron) ou encore les dispositifs d’épargne salariale, tandis que les plans de valorisation de l’entreprise, qui permettent aux salariés de toucher une somme dès lors que leur entreprise se valorise sur les marchés financiers, seront créés.
« C’est la troisième étape de cette meilleure répartition de la valeur entre le salarié et l’entreprise. Nous voulons que les entreprises qui font du rachat d’actions […] contribuent davantage à la meilleure rémunération des salariés. Nous voulons donc les obliger à distribuer plus d’intéressement, plus de participation, plus de primes défiscalisées », avançait Bruno Le Maire, en mars lors des questions d’actualité au gouvernement au Sénat. Ainsi, le gouvernement n’entend pas déroger à sa règle liminaire : ne pas augmenter le taux de taxation. En investissant, en termes de participation financière et d’efficacité du travail, les salariés participeront pleinement à la croissance de leur entreprise grâce à une anticipation de compléments de revenus de fin d’année.
Deux visions du partage face-à-face
« C’est un risque de pitrerie », s’énerve Éric Bocquet. « Les salaires doivent être revalorisés sensiblement dans cette période de forte inflation. Les gens ne s’en sortent plus ». Le sénateur communiste n’attend qu’une seule mesure : augmenter les salaires. « Nous préférons l’augmentation des salaires aux primes car les primes, ça ne cotise pas pour les régimes sociaux ». Et pour financer cette augmentation, le groupe communiste entend réintégrer une progressivité dans la taxation des dividendes. Une mesure également recommandée par Oxfam dans son rapport. L’idée serait de supprimer le principe de la flat tax, instauré en 2018 par Emmanuel Macron, qui plafonne le taux de prélèvement à 30 % et aurait permis – selon Oxfam – d’accentuer les versements des dividendes. « Jusqu’en 2017, les versements aux actionnaires et les dépenses par salarié évoluent de manière conjointe. Mais à partir de 2018 on constate une nette rupture : alors que les versements aux actionnaires font un bon de 40 % en ligne avec la croissance de la valeur ajoutée », note le rapport. L’ONG pense que la réintroduction d’une progressivité sur les dividendes permettrait de mieux répartir la richesse et rediriger des fonds vers la lutte contre le réchauffement climatique.
Au Sénat, Frédérique Puissat, sénatrice de l’Isère et membre de la commission des affaires sociales (LR), souhaiterait être rapporteure du texte lorsqu’il débarquera en octobre. Elle avance avoir un seul point d’honneur : « respecter le consensus des partenaires sociaux ». « Ce projet de loi est un véritable test de la capacité des parlementaires à respecter un accord national interprofessionnel », martèle-t-elle. « Les partenaires sociaux ont mis du temps à avoir un consensus, qui est pour moi responsable. Le partage de la valeur est un équilibre fragile entre rester concurrentiel, rémunérer les salariés et continuer à investir. C’est leur accord. Il faut le respecter ! Plus on arrive à travailler sur le partage de la valeur des entreprises de moins de 50 salariés, plus on facilite leur fonctionnement et la vie de nos concitoyens. On résorbe aussi le sentiment d’injustice envers les dirigeants d’entreprises ».
« Ce n’est pas au Sénat que ça va se jouer »
Toutefois, dans son propre parti, des divisions peuvent apparaître. Les sénateurs LR eux-mêmes pourraient apporter des billes au débat parlementaire. En mars, pour Public Sénat, Jean-François Husson (LR), le rapporteur général de la commission des finances du Sénat, définissait le texte de « vaste rideau de fumée ». « À ce stade, ma position est inchangée », confie-t-il. « Avoir un intéressement et une participation financière, sous forme de complément de revenus ultérieurs, ça ne me choque pas. Maintenant, il faut faire évoluer le dispositif. Il faut intégrer aussi des enjeux de performance environnementale ». Le sénateur l’assure, cela ne pourra se faire sans un travail commun entre les différents partis politiques, les organisations patronales et syndicales afin de créer « l’économie de demain ».
Pour Frédérique Puissat, ne pas respecter l’accord national interprofessionnel serait faire offense aux partenaires sociaux mais aussi aux travaux passés des sénateurs LR en faveur d’un meilleur dialogue social. « Nous sommes forts d’un Président du Sénat qui a négocié en son temps l’article 1er du code du travail (modernisation du dialogue social en 2007) avec Catherine Procaccia. Ce serait rendre hommage à Madame Procaccia, qui ne se représente pas, de respecter la parole des partenaires sociaux et de souligner la grandeur de notre Président d’arriver à appliquer les accords ».
De l’autre côté de l’hémicycle, cette petite division interne à la droite ne laisse que très peu d’espoirs pour amender avec succès le texte. Pour Éric Bocquet, le match parlementaire est déjà fini sans même avoir débuté. « On a un gouvernement inflexible en face de nous. Le rapport de force politique est établi à l’Assemblée nationale et au Sénat. La distribution des cartes politiques dans les deux assemblées est connue. Ce n’est pas au Sénat que ça va se jouer ». Si à l’Assemblée nationale, la Nupes a exprimé son mécontentement, au Sénat les groupes de gauche se préparent à mener « la bagarre comme nous l’avons fait sur les retraites », accorde tout de même le sénateur communiste. Même s’ils sont rejetés, les amendements permettent toujours – selon le sénateur – de faire avancer le débat pour les prochains combats sociaux.