Le Doliprane

Doliprane : une cession sous surveillance qui ne dissipe pas toutes les craintes au Parlement

L’accord conclu entre l’Etat, Sanofi et le fonds d’investissement américain en position pour racheter la moitié de sa division de médicaments grand public, ne fait pas l’unanimité au Sénat. A droite et au centre, des parlementaires approuvent les engagements poussés par l’Etat, la gauche exige toujours que le gouvernement oppose son veto à la vente.
Guillaume Jacquot

Temps de lecture :

9 min

Publié le

Mis à jour le

L’opération est désormais sur les rails, avec un droit de regard de l’État. Médicament de base dans le quotidien des Français, le Doliprane va passer sous pavillon américain l’an prochain. Le groupe pharmaceutique Sanofi a confirmé ce lundi qu’il était entré en négociations exclusives avec le fonds d’investissement américain CD&R pour lui céder 50 % du capital de sa filière Opella qui produit notamment cet antalgique le plus commercialisé en France. L’entreprise française avait annoncé l’an dernier son intention de se séparer de sa branche de médicaments sans ordonnance, pour accélérer son développement sur les produits et les vaccins innovants.

Devenu partie prenante dans les discussions, en raison du caractère sensible de la vente sur le plan sanitaire comme économique, l’État va monter symboliquement au capital d’Opella par l’intermédiaire Bpifrance. La Banque publique d’investissement va acquérir 1 à 2 % du capital (100 à 150 millions d’euros), de sorte à assurer à l’État une place au conseil d’administration de l’entreprise. Pour Bercy, cette mesure lui permettra d’être alerté « si une orientation non conforme aux engagements pris venaient à être proposée », et le cas échéant, d’ « infléchir toute décision contraire à ses intérêts sanitaires et industriels ». « Vous avez devant vous deux ministres qui n’ont aucune forme de naïveté », a assuré le ministre de l’Economie Antoine Armand, aux côtés du ministre délégué à l’Industrie, Marc Ferracci.

Des garanties sur le maintien de l’emploi, de la production ou encore des investissements

Les ministres ont annoncé avoir obtenu une série de garanties des deux acteurs, dans un accord tripartite, pour assurer « l’empreinte industrielle » d’Opella en France, assorties de sanctions financières en cas de non-respect. L’accord prévoit en premier la pérennité des sites de production de Lisieux et de Compiègne, « avec des engagements fermes » sur le maintien d’un niveau minimum de production sur 5 ans, renouvelables. Une pénalité de 40 millions d’euros serait passible en cas d’arrêt de la production. L’État a également fait figurer dans le document le maintien du siège et des activités de recherche et développement sur le territoire national.

Les garanties valent aussi pour l’emploi : pour chaque emploi supprimé par « licenciement économique contraint », Sanofi et CD&R devront payer une pénalité de 100 000 euros. Le duo s’engage à une « croissance des emplois en France », mais aussi à investir 70 millions d’euros au cours des cinq prochaines années, là aussi, avec un risque de sanction, non chiffrée.

L’accord garantit « le maintien des volumes minimaux de production en France pour les produits sensibles d’Opella », que sont le Doliprane (paracétamol), le Lanzor (contre les troubles digestifs) et l’Aspegic (aspirine). Autre exigence : Opella devra s’approvisionner auprès de fournisseurs et sous-traitants français, en soutenant notamment les nouvelles chaînes de production du principe actif du paracétamol. En cas de non-respect, les actionnaires pourraient être passibles d’une amende pouvant atteindre 100 millions d’euros.

« Un pas a été franchi », approuve la sénatrice Sonia de la Provôté (Union centriste)

Pour son premier gros dossier industriel, le gouvernement doit éteindre un sujet inflammable, après les ruptures d’approvisionnement en paracétamol durant la pandémie et plus généralement dans un contexte de pénuries chroniques dans les pharmacies d’une série de molécules. Mercredi dernier, le Doliprane s’était imposé comme le premier thème des questions au gouvernement du Sénat, avec trois interpellations. Ce lundi, la réponse du gouvernement dans le dossier Sanofi était loin de faire l’unanimité.

Dans les rangs de la majorité sénatoriale de droite et du centre, l’accord est globalement salué. « C’est quand même nettement mieux que ce qu’on a vécu jusqu’à présent, c’est une grosse avancée. Un pas important a été franchi dans la gestion des pénuries », apprécie la sénatrice Sonia de la Provôté (Union centriste). « L’essentiel, c’est de créer un précédent », estime la parlementaire qui présidait l’an dernier la commission d’enquête sur les pénuries de médicaments de 2023.

« On est entre liberté industrielle et intervention de l’État. On a trouvé le bon équilibre, il n’aurait pas fallu aller plus loin », approuve également Olivier Rietmann (LR). Le sénateur, à la tête de la délégation sénatoriale aux entreprises, adopte une position différente de celle exprimée par le ministre de l’Economie. Ce dernier considère que « la France doit pouvoir garantir son attractivité aux investissements étrangers, dont elle est devenue la première destination en Europe, tout en s’assurant qu’ils servent la stratégie industrielle nationale. » L’essentiel pour le sénateur de la Haute-Saône reste la stratégie de relocalisation de principes actifs, à la base de la fabrication des médicaments, un mouvement qui n’en est encore qu’à ses débuts en France. « Si cet accord peut nous assurer un stock stratégique, c’est très bien. Le fait que l’État ait pris position doit pouvoir rassurer un certain nombre d’acteurs », applaudit Marta de Cidrac (LR).

« Tout cela est bien fragile. Ce ne sont pas des assurances », s’inquiète Corinne Féret (PS)

La lecture est bien différente dans les groupes de gauche, opposés à toute cession. « Cet accord était déjà dans les tuyaux. Regardez la réactivité avec laquelle l’État a approuvé la vente et monte au capital de manière résiduelle. Cela frôle le ridicule », s’offusque le sénateur communiste Pascal Savoldelli, étonné par la montée au capital de Bpifrance à 2 %. « Un actionnaire qui compte 2 %, il n’aura aucun poids. Le gouvernement ferait mieux de travailler à la création d’un pôle public du médicament », ajoute le sénateur, inquiet sur le sort des sites de recherche de Sanofi dans son département Val-de-Marne.

« Je ne suis absolument pas satisfaite. Je reste très inquiète aussi bien pour le maintien des emplois que pour la pérennisation de l’entreprise en France », réagit la sénatrice du PS Corinne Féret, élue dans le Calvados, où se situe l’usine de Lisieux, dédiée à la production du Doliprane. Elle, comme la totalité des parlementaires socialistes, exigent depuis plusieurs jours que l’Etat oppose un veto à l’opération, à travers le décret dit Montebourg. « Je trouve que tout cela est bien fragile. Ce ne sont pas des assurances pour moi. On a vu malheureusement d’autres situations où des engagements avaient été pris et n’ont finalement pas été tenus », déclare-t-elle.

Ce matin, le directeur général de Sanofi, Paul Hudson a assuré que son groupe croyait à la « création de valeur d’Opella ». « C’est pour cette raison que nous restons à bord », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse distincte de celle du gouvernement. Le géant pharmaceutique français n’a toutefois pas précisé pour combien de temps il resterait engagé dans Opella. « Nous nous attendons absolument à être impliqués et en partenariat pour longtemps […] le plus longtemps possible », a fait savoir le dirigeant.

Inquiets pour l’emploi et opposés au projet, les syndicats ont lancé la semaine dernière une grève reconductible. Une partie des craintes se concentrent sur la réalité de l’engagement du repreneur américain dans la durée, plusieurs opposants à la cession craignant que les engagements ne valent que pour quelques années. Le gouvernement a communiqué sur un maintien de l’activité « pendant 5 ans », période qui pourra être prolongée « par la suite ». Idem pour les engagements en termes d’investissements. Or, les durées de détention pour les fonds d’investissement oscillent entre trois et sept ans.

« Pour un fonds d’investissement, 100 000 euros par emploi, c’est l’épaisseur du trait »

Quant au volet stratégique, relatif à la sécurité d’approvisionnement sanitaire, une absence s’est faite remarquer ce matin, celle de la ministre de la Santé, Geneviève Darrieussecq. Or, « la décision d’intérêt national devrait être prise au regard du sectoriel. Le sujet a été traité sous l’aspect de la politique de l’emploi », s’étonne un spécialiste des fusions-acquisitions.

Ce même observateur s’interroge par ailleurs sur le niveau des pénalités inscrites dans l’accord communiqué par le gouvernement. Opella est valorisée 16 milliards d’euros, et le fonds américain CD&R s’est positionné pour en racheter la moitié. Le gouvernement a quant à lui communiqué sur une pénalité, par exemple, de 100 000 euros par suppression d’emploi, ou encore sur une sanction de 40 millions d’euros en cas d’arrêt de la production. Sachant que l’entreprise comporte 1700 salariés, le quantum maximum pourrait donc représenter, toutes pénalités confondues, environ 400 millions d’euros. « Si l’Etat voulait être crédible sur les conditions qu’il impose, il faudrait avoir un montant de pénalités équivalent à au moins 20 % de la transaction. Pour un fonds d’investissement, 100 000 euros par emploi, c’est l’épaisseur du trait », nous détaille un bon connaisseur de ces sujets.

En 2019, General Electric a dû payer une pénalité de 50 millions d’euros, pour ne pas avoir respecté sa promesse de créer 1000 emplois après le rachat de la branche énergie d’Alstom en 2015. « Les groupes et les sociétés en question préfèrent s’acquitter des amendes plutôt que de respecter leurs engagements », dénonce la socialiste Corinne Féret.

« Ce sont des sanctions presque indolores », admet également le sénateur LR Olivier Rietmann. Le parlementaire se montre toutefois surpris par l’annonce de l’ensemble des soutiens publics dont a bénéficié le groupe pharmaceutique Sanofi. « Le lancement d’un audit par l’Inspection générale des finances pour examiner les dispositifs dont a bénéficié l’entreprise est un élément important, car ce n’est pas courant qu’on aille au bout », salue le sénateur.

L’autre procédure à suivre, en parallèle de l’accord tripartite, sera le détail de la procédure de contrôle des investissements étrangers en France (IEF) s’appliquera. Celle-ci va s’enclencher sous le pilotage de la Direction Générale du Trésor.

Dans la même thématique