« Je suis lucide : le narcotrafic représente un danger majeur pour notre sécurité nationale, que je considère avec la même gravité que le danger terroriste ». Ce mardi matin, devant la commission d’enquête parlementaire sur les narcotrafics, Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, a redit sa volonté de mettre en place un gel administratif des avoirs des trafiquants de drogue.
Le locataire de Bercy n’a eu de cesse, lors de son propos liminaire mais aussi dans ses réponses aux questions qui lui ont été soumises par les élus, de dresser un parallèle entre le trafic de stupéfiants et le terrorisme, pour lequel une mesure identique est déjà appliquée. « À menace similaire, réponse similaire », a fait valoir le locataire de Bercy.
« Concrètement, la réponse juridique, d’ordre répressif, avec un magistrat qui ordonne de confisquer les avoirs d’un trafiquant condamné, ne suffit plus. Il faut ajouter une lame préventive, celle de la procédure administrative », a expliqué Bruno Le Maire. « Nous devons simplifier et accélérer les procédures pour taper plus efficacement les trafiquants au portefeuille. »
« Accepter une restriction des libertés publiques pour la protection de nos compatriotes »
Déjà annoncée lors de ses vœux aux acteurs économiques début décembre, puis reprise par le Premier ministre, Gabriel Attal, dans son discours de politique générale, la mesure permettra aux services administratifs de communiquer à différentes entités, tels que les établissements bancaires, les gestionnaires de bien, les assurances… le nom d’un ou de plusieurs individus suspectés par les services de renseignement de blanchir des sommes issues du trafic de stupéfiants.
« Dès que nous avons des indices graves, il nous faut passer à l’action et geler instantanément les avoirs des têtes de réseaux et de leurs lieutenants », a défendu Bruno Le Maire. « Avec la procédure de gel administratif, on pourra donner un nom, et l’ensemble des entités qui ont connaissance d’argent, de biens, de biens immobiliers appartenant à cette personne, sera obligé de les geler. Il s’agit des banques, assurances, notaires, agents immobiliers, avocats… », détaille-t-on du côté du ministère de l’Economie.
« L’autorité judiciaire sera évidemment associée aux désignations, pour que les mesures administratives d’entrave financière interviennent en complémentarité de l’action judiciaire et ne perturbent pas les enquêtes en cours », a voulu rassurer le ministre devant la Chambre haute. « C’est une véritable révolution : passer par l’administratif et accepter une restriction des libertés publiques pour la protection de nos compatriotes ».
La mesure sera soumise au Parlement, mais pour l’heure le calendrier législatif n’a pas encore été dévoilé. « Dès qu’un véhicule législatif se présentera ! », assure Bercy, sans plus de précisions.
Narcotrafic et terrorisme, un risque « d’hybridation »
« La drogue est une gangrène pour la France et les Français, une gangrène qui gagne du terrain et dont, je pense, nous n’avons pas pris toute la mesure. Le seul remède à mes yeux, c’est la tolérance zéro, pour le consommateur et le vendeur », a expliqué le ministre lors de son audition, rappelant que le chiffre d’affaires du trafic de drogue en France est estimé à 3,5 milliards d’euros, une donnée « largement sous-estimée » selon lui.
« La menace est devenue systémique et elle est aussi grave pour la société française que la menace terroriste », a-t-il insisté. « De la même manière que nous devons avoir conscience que l’Islam radical livre une guerre contre les pays européens et la France en particulier, nous devons avoir conscience que les narcotrafiquants ont décidé de faire de l’Europe l’une de leurs bases avancées, et de la France en particulier ».
Interrogé par la sénatrice LR des Bouches-du-Rhône Valérie Boyer sur la nature précise des liens entre le terrorisme et le trafic de drogue, le ministre s’est montré quelque peu évasif, évoquant la vente d’armes comme pont entre ces deux formes de criminalité. « Les cas concrets sont limités, mais ils existent. C’est ce qui nous amène, face à l’augmentation du risque terroriste et l’augmentation des trafics, à maintenir notre vigilance sur ce risque d’hybridation, qui pourrait concerner des filières d’approvisionnement d’armes similaires entre les terroristes et les narcotrafiquants. »
L’avance technologique des trafiquants
Interpellé par le rapporteur Etienne Blanc sur la question de la corruption, un sujet qui préoccupe grandement la commission d’enquête devant la capacité des trafiquants à soudoyer un certain nombre de services d’Etat, Bruno Le Maire annonce avoir demandé à l’Agence française anticorruption de lancer un contrôle sur les grands ports maritimes français, de façon à tester leurs processus de prévention et de détection du phénomène.
Par ailleurs, le ministre indique vouloir monter en gamme sur les capacités techniques des enquêteurs, reconnaissant sur ce point une très nette longueur d’avance aux trafiquants. « Face à la diffusion des techniques de chiffrement des téléphones, l’avantage que nous avions en matière d’écoutes et d’interceptions s’est renversé. Il est nécessaire d’investir afin de réaliser un saut technologique et de pouvoir récupérer notre avance. Les Etats-Unis sont aujourd’hui capables de pénétrer les applications les plus sécurisées. Il est hors de question qu’elles nous échappent », a-t-il martelé.
« Les trafiquants de drogues ont désormais des moyens comparables à ceux des Etats. Je pense à leur arsenal technologique : aux sous-marins, grâce auxquels ils transportent la drogue sans être repérés ; aux balises et aux caméras, qu’ils positionnent notamment dans les conteneurs de stupéfiants, afin de mieux les tracer ; aux téléphones cryptés, qui leur permettent de communiquer sans craindre d’être écoutés », a-t-il énuméré.
« Nous commençons à voir s’implanter des trafiquants étrangers issus de cartels sud-américains »
Bruno Le Maire a également dressé un état des lieux du narcotrafic en France. Il a insisté sur le trafic de cannabis – « de très loin la drogue la plus consommée, avec 1,3 million d’usagers réguliers » -, et le « tsunami blanc » que représente la cocaïne, dont la consommation a été multipliée par quatre en vingt ans. Il a aussi cité les nouvelles drogues de synthèse, produites à partir d’agents chimiques importés illégalement depuis l’Asie. « En résumé : nous sommes confrontés à des produits de plus en plus nocifs et de plus en plus accessibles. »
Un phénomène en particulier concentre l’attention des services de sécurité de l’Etat : « L’endogénéisation de la production de drogue, qui progresse sur le sol européen et sur le sol français. » Alors que les Pays-Bas et l’Espagne sont en train de devenir des zones de production, la France pourrait connaître le même type d’évolution à moyen terme. « Nous commençons à voir s’implanter des trafiquants étrangers issus de cartels sud-américains », a alerté Bruno Le Maire.
Enfin, le ministre a voulu pousser un coup de gueule contre les discours de banalisation qui valorisent la dimension récréative de la consommation de stupéfiants. « Le cannabis c’est cool, et la cocaïne c’est chic. Voilà la représentation sociale des drogues. La réalité, c’est que les deux sont des poisons, les deux sont destructeurs et participent à la fragilisation de toute la société française », dénonce Bruno Le Maire.
Un discours apprécié par les élus, et notamment salué par la sénatrice socialiste de Martinique, Catherine Conconne : « Je partage votre intransigeance face à la candeur et aux propos gentillets sur le petit pétard qui nous détend le week-end… Je serais du combat contre toutes les tentatives pour minorer les effets de la drogue, fussent-elles douces ». La démonstration, en revanche, n’a pas su convaincre l’écologiste Thomas Dossus, qui a ironisé sur X (anciennement Twitter) : « Et le pinard c’est le terroir ! Quelle indigence dans la pensée… »