Eurelec, Eureca ou encore Everest : ces noms ne parleront sans doute pas au grand public. Ces centrales d’achats basées hors de France s’imposent pourtant comme un rouage de plus en plus incontournable dans la stratégie d’approvisionnement des enseignes de la grande distribution française. Et ce, dans un contexte où le législateur a réformé à plusieurs reprises le cadre des négociations commerciales, pour rééquilibrer les relations au bénéfice des agriculteurs et des industriels.
Hasard du calendrier, c’est aujourd’hui que s’est tenu au Sénat un débat interactif avec le gouvernement sur les pratiques de ces centrales d’achats européennes. Au moment où le mouvement de colère des agriculteurs s’enracine, le thème abordé par les sénateurs s’est révélé tristement d’actualité, beaucoup reprochant aux grandes enseignes d’y avoir recours pour s’affranchir de certaines modalités protégeant les fournisseurs, et en bout de chaîne, les agriculteurs.
Pour la sénatrice Anne-Catherine Loisier (Union centriste), la montée en puissance de ces centrales basées hors des frontières s’accompagne de « pratiques préoccupantes ». « En clair, elles seraient devenues le support de pratiques commerciales, dont l’intérêt pour les distributeurs va bien au-delà du groupement d’achats, et elles leur permettraient de s’affranchir du cadre des négociations défini par les lois Egalim et d’imposer des contraintes parfois abusives pour les fournisseurs au regard du droit français », a alerté la sénatrice de la Côte-d’Or, à l’origine du débat.
« Leur profit est sacré, et peu importe si les agriculteurs en meurent »
Au cours du débat, une forme d’union sacrée s’est manifestée au Sénat. « Évasion juridique » pour le centriste Guislain Cambier, un « racket », selon le président du groupe écologiste Guillaume Gontard, ou encore des « pratiques déloyales », selon Didier Rambaud (Renaissance), d’une famille à l’autre les messages d’alerte s’enchaînent avec des mots forts. Pour le socialiste Serge Mérillou, les centrales d’achats européennes « mènent une véritable guerre des prix qui pénalisent fortement les petits fournisseurs […] Leur profit est sacré, et peu importe si les agriculteurs en meurent ».
L’an dernier, le Parlement a tenté de colmater les brèches, face aux possibilités de contournement des lois Egalim, à mesure que les grandes enseignes orientaient leurs fournisseurs dans des centrales situées hors de France, pour bénéficier de conditions locales plus favorables. Adoptée l’an dernier, la loi Descrozaille soumet au droit français les négociations qui concernent les produits destinés à être vendus sur le territoire national. Autre disposition : les fabricants ne seront plus contraints de reconduire les conditions de vente de l’année précédente, si les négociations n’ont pas abouti à la date butoir, ils auront la possibilité d’interrompre leurs livraisons.
Un contentieux juridique en cours
La fédération européenne EuroCommerce, qui représente la grande distribution au niveau européen, a déposé une plainte auprès de la Commission européenne en décembre. L’organisation estime que le texte enfreint les règles de l’Union européenne sur la libre circulation des biens et des services au sein du marché unique, en empêchant les grossistes d’acheter des produits à un niveau européen.
Interpellée par une douzaine de sénateurs au cours du débat, Marie Lebec, ministre chargée des Relations avec le Parlement, a affirmé « veiller à ce que ces lois soient pleinement effectives ». Considérant que le développement des centrales d’achats européennes posait « question », l’ancienne députée (Renaissance) a par ailleurs ajouté que la loi en question n’impactait pas les Etats membres. « Nous nous engageons à ce que la loi Descrozaille, qui est parfois contestée par des acteurs privés ou par nos institutions européennes, soit partiellement mise en application puisqu’elle permet de lutter contre les contournements et les tentatives de contournement des centrales [d’achats] européennes », a-t-elle ajouté.
Annonce d’un renforcement des contrôles, le gouvernement ouvert à un durcissement des contrôles
Face à la pression des agriculteurs, mais aussi du Parlement, Marie Lebec a également fait savoir que le gouvernement était « bien sûr tout à fait ouvert à une réflexion sur le durcissement des sanctions ».
Outre ce dernier étage législatif, les sénateurs insistent aussi sur le respect d’un des principes cardinaux de la loi Egalim 2, celui qui instaure le principe d’un prix plancher des matières premières agricoles dans la fixation des prix, et qui ne peut être renégocié par le distributeur. « Pour veiller à l’application de cette loi, le gouvernement mobilise massivement les agents de la DGCCRF (Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes), il faudra, dans les semaines qui viennent, faire davantage », a promis Marie Lebec. À l’approche de la fin du cycle des négociations, les agents de Bercy vont d’abord se pencher sur le respect des dates butoirs.
Sur les centrales d’achats européennes, en particulier, la DGCCRF a mené une cinquantaine de contrôles l’an dernier. « Il faut que ces contrôles soient intensifiés au cours de l’année 2024 », a annoncé la ministre.
Le gouvernement veut une harmonisation du cadre des négociations commerciales au niveau européen
Lors des débats, la ministre Marie Lebec a fait savoir que le gouvernement s’engagerait à porter auprès de la future commission européenne (qui s’installera à l’été 2024) une « plus grande harmonisation de la réglementation européenne, afin d’éviter tout déséquilibre dans les relations commerciales ». L’objectif est d’empêcher d’éventuelles pratiques de contournement « qui ne pourraient pas aujourd’hui être facilement sanctionnées ».
La majorité sénatoriale est, quant à elle, bien décidée à apporter de nouvelles réponses à l’échelon national, pour empêcher tout contournement du droit français par le biais des centrales d’achats basées hors de France. Il suffit de lire le premier article d’une proposition de loi déposée par le groupe LR le 24 janvier, un choix dans la numérotation qui illustre l’importance donnée à cette disposition. Le texte de Laurent Duplomb (LR) prévoit des amendes plus dissuasives lorsqu’un distributeur impose à un fournisseur la conclusion d’un contrat à l’international. L’accent est aussi mis sur la transparence, puisqu’il est prévu que chaque distributeur communique à la DGCCRF les sommes que versent ses fournisseurs aux centrales d’achat hors de France auxquelles il est lié.