Le siège de France Télévisions dans le XVe arrondissement de Paris.
Le siège de France Télévisions dans le XVe arrondissement de Paris. Crédit : HOUPLINE-RENARD/SIPA/2503101558

La Cour des comptes étrille les finances de France Télévisions, en pleine bataille entre l’audiovisuel public et les médias Bolloré

La Cour des comptes publie un rapport cinglant sur la situation budgétaire de France Télévisions, qui devrait finir l’année en déficit de 40 millions d’euros, pointant notamment du doigt les « orientations contradictoires » de l’Etat. Ce constat intervient dans un contexte de fortes tensions entre l'audiovisuel public et les médias du groupe Bolloré.
Romain David

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Avis de tempête sur France Télévisions. Un rapport de la Cour des comptes épingle la situation budgétaire « préoccupante » du groupe et alerte face à « la forte dégradation financière » qu’a connue l’entreprise, détenue à 100 % par l’Etat, entre 2017 et 2024. Dans ce document de 166 pages publié ce mardi 23 septembre, les Sages de la rue Cambon évoquent, pêle-mêle, le poids des charges de personnels et de fonctionnement, les investissements nécessaires pour accompagner la révolution numérique et les changements d’usages, mais aussi les atermoiements de l’Etat ces dernières années, qui ont privé l’entreprise publique de la stabilité nécessaire à son bon développement. Pour cette juridiction financière, en charge du contrôle des comptes publics, France Télévisions se trouve désormais « dans une situation non soutenable sans réformes structurelles majeures. »

Cette publication intervient dans une période de fortes turbulences pour l’audiovisuel public, en pleine « guerre médiatique » contre les médias du groupe Bolloré, notamment CNews, qualifiée de « chaîne d’extrême droite » par Delphine Ernotte Cunci, la présidente de France Télévisions. Un bras de fer entamé après la diffusion par le magazine conservateur « L’Incorrect » d’une vidéo montrant deux journalistes du service public, Thomas Legrand et Patrick Cohen, évoquer avec des cadres socialistes la candidature LR à la mairie de Paris de la ministre démissionnaire de la Culture, Rachida Dati.

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Une « impasse » financière

« Malgré des efforts réels d’économies et de rationalisation des dépenses, les perspectives sont inquiétantes notamment s’agissant de l’évolution de la trésorerie et des fonds propres. Cette situation durablement dégradée conduit à recommander des réformes structurelles sans délai », indique la Cour des comptes. Alors que France Télévisions dispose d’un budget de 3 milliards d’euros, dont 80 % sont assurés par des subventions publiques, l’institution présidée par Pierre Moscovici appelle aussi à une réforme, jugée « indispensable et urgente », du cadre social de l’entreprise.

Si le chiffre d’affaires total du groupe a atteint la coquette somme de 3,3 milliards d’euros en 2024, il a été en partie boosté par les Jeux olympiques de Paris. Mais entre 2018 et 2022, l’entreprise a vu le soutien financier de l’État s’éroder de 161 millions d’euros, une baisse qu’elle a cherché à compenser par de nouveaux revenus publicitaires et en réduisant ses coûts de fonctionnement. Pour autant, certains revers sont venus peser sur sa situation financière, comme l’échec de Salto, plateforme de vidéos à la demande lancée conjointement avec TF1 et M6 en 2020, et finalement liquidée au bout de deux ans.

Le rapport note les « orientations contradictoires » du gouvernement entre 2023 et 2024, avec une augmentation puis un gel d’une partie des crédits, vraisemblablement dicté par le dérapage inattendu des finances publiques. Par ailleurs, France Télé « n’a plus de contrat d’objectifs et de moyens (COM) depuis fin 2023, ce qui témoigne d’un dysfonctionnement de ses tutelles », c’est-à-dire de l’Etat, constate la Cour des comptes.

Depuis 2017 les capitaux propres de France Télévisions sont ainsi passés de 294 millions à 179 millions d’euros, avec un déficit cumulé de 81 milliards d’euros sur la même période. Le budget 2025 devrait accuser un résultat net négatif de 40 millions d’euros, « confirmant l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui la première entreprise de l’audiovisuel public. »

La nécessité de changer le cadre social

La Cour des comptes considère que le cadre social, issu d’un accord collectif conclu en 2013, pèse lui aussi sur la situation financière de France Télévisions, dont il viendrait entraver le dynamise. Cet accord, qui adapte le cadre juridique aux spécificités de l’entreprise et régit plus de 160 métiers, « limite la polyvalence des salariés et freine l’évolution des compétences ». Il a eu pour effet une augmentation du recours aux contrats courts, si bien que les plans de réduction d’effectifs mis en œuvre ces dernières années ont seulement permis de stabiliser la masse salariale.

Les Sages de la rue Cambon évoquent aussi « les pratiques extensives » mises en place au fil des années en marge de l’accord. « Par exemple, l’usage dans certaines régions qui veut que le présentateur du journal télévisé du midi puisse bénéficier d’une demi-journée de récupération s’il présente cinq éditions d’affilée dans la semaine. »

Le rapport pointe également la concentration des hauts salaires, appuyée par un taux d’ancienneté particulièrement élevé, mais aussi certains avantages en nature, sans aller jusqu’à parler de pratiques abusives, comme l’attribution « questionnables » de véhicules de fonction à certains cadres parisiens.

Au-delà de l’appréciation financière et des inquiétudes qu’elle soulève, la Cour des comptes salue néanmoins la consolidation depuis 2017 des audiences de France Télévisions « tant linéaires que numériques », mais aussi le renforcement des activités de production, essentielles « dans un univers numérique où l’accès aux droits et la constitution d’un catalogue propre sont des enjeux clés ».

Les tentatives tumultueuses de réformes

« Les audiences sont bonnes, certes, mais malheureusement, c’est un peu l’arbre qui cache la forêt », commente auprès de Public Sénat le sénateur centriste Laurent Lafon, président de la commission de la Culture. « Un Etat actionnaire qui ne joue pas son rôle, un accord collectif d’entreprise qui a permis à la direction d’acheter la paix sociale… Le service public, à force de refuser toute évolution, voit sa pérennité même remise en question », explique-t-il. Co-auteur en 2022 d’un rapport sénatorial sur l’audiovisuel public, le LR Roger Karoutchi évoque « le travail assassin de la Cour des comptes sur le corporatisme, les blocages internes et les cabales qui minent France Télévisions ». Il poursuit : « Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis. À force de refuser tout changement, c’est la réforme la plus dure qui finira par s’imposer à eux ! », prévient cet ancien ministre de Nicolas Sarkozy.

Un premier projet de loi de regroupement de l’audiovisuel public a été percuté en 2020 par la crise sanitaire. En 2024, le gouvernement a repris à son compte la proposition de loi du sénateur centriste Laurent Lafon, qui prévoit de mettre en place une holding pour chapeauter France Télévisions, Radio France et l’Institut national de l’audiovisuel, déjà adoptée en première lecture par la Chambre haute. Mais la suite du parcours législatif de ce texte s’est passablement corsée. Son examen à l’Assemblée nationale a été interrompu une première fois par la dissolution au printemps 2024, puis une seconde fois en mars 2025 après un incident en commission, avant, finalement, que les députés ne le rejettent en juin. Dans la foulée, la seconde lecture au Sénat a été marquée par les tentatives d’obstruction des oppositions et une adoption au forceps, après activation de la procédure de vote bloqué.

À présent, le texte doit encore repasser en seconde lecture devant l’Assemblée nationale, mais selon nos informations, les présidents des deux groupes PS au Parlement, Boris Vallaud et Patrick Kanner, en ont fait une ligne rouge lors de leur entretien avec le Premier ministre Sébastien Lecornu. De quoi solder l’avenir de la holding alors que l’exécutif pourrait se tourner vers le parti à la rose pour trouver un socle de stabilité ? « Aujourd’hui, les conditions d’une seconde lecture ne sont absolument pas réunies », avertit la sénatrice socialiste Sylvie Robert, oratrice de son groupe sur ce dossier. Mais Laurent Lafon veut croire « qu’au-delà des calculs politiques court-termistes, la situation financière de l’audiovisuel public finira par se rappeler aux dirigeants politiques ».

« La guerre contre l’audiovisuel public est déclarée »

Le climat est d’autant plus électrique pour France Télévisions et Radio France que leurs antennes sont depuis des mois sont sous le feu nourri des critiques du Rassemblement national, qui porte un projet de privatisation totale du service public. Cette situation a atteint son paroxysme ces dernières semaines avec l’affaire des journalistes Legrand-Cohen, utilisée par les cadres du RN pour illustrer les accusations de partialité. « À force de refuser d’interférer, l’Etat a fini par laisser déraper la situation, aussi bien sur les orientations que sur la neutralité politique », estime Roger Karoutchi. « À quel titre la présidente de France télé se permet-elle de faire des commentaires sur une chaîne privée qui n’est pas financée avec de l’argent public ? », interroge le sénateur à propos de la sortie de Delphine Ernotte Cunci contre CNews ?

C’est dans ce contexte que la commission de la culture du Sénat auditionnera le président de l’Arcom, Martin Ajdari, le 1er octobre. La veille, une délégation de sénateurs LR doit être reçue par Sibyle Veil la présidente de Radio France. Dans une tribune publiée par Le Journal du Dimanche, ils avaient appelé le gendarme de l’audiovisuel à sanctionner Patrick Cohen et Thomas Legrand.

« Lorsque l’on voit qu’une partie du champ informationnel est en train de tomber dans l’escarcelle de l’extrême droite, tout ce qui en réchappe aujourd’hui est taxé de gauchisme », déplore Sylvie Robert. « Entre l’offensive de l’extrême droite, celle de certains LR, et la trumpisation de certaines chaînes d’information, la guerre contre l’audiovisuel public est déclarée. Mais je peux vous dire que nous allons nous battre ! », conclut l’élue.

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