Le rapporteur général de la commission des finances du Sénat, Jean-François Husson (LR), a passé cinq heures au ministère de l’Économie et des Finances ce 19 juin, pour comprendre pourquoi une disposition anti-fraude votée par le Parlement a été « vidée de son effectivité ». Et le résultat de son contrôle, sur pièces et sur place, est « absolument effarant », selon ses mots prononcés devant la presse dans l’après-midi.
En cause : un texte d’application, pris par le gouvernement en avril, qui « ouvre une brèche dans laquelle les banques peuvent s’engouffrer pour continuer à frauder l’impôt », a dénoncé le rapporteur. Le Parlement avait adopté dans la loi de finances pour 2025, à l’initiative d’un amendement sénatorial adopté à l’unanimité, un mécanisme pour combattre les montages « CumCum », la fraude aux arbitrages de dividendes, révélée dans une enquête internationale en 2018. Ce stratagème consiste pour certains actionnaires étrangers d’entreprises françaises à contourner l’imposition à la source sur les dividendes en déplaçant temporairement leurs actions auprès d’un acteur tiers, en l’occurrence une banque, contre une rétribution.
Quand deux directions de Bercy mettaient en garde contre un « risque polémique sévère »
Avec le président de la commission des finances, Claude Raynal (PS), Jean-François Husson a tenté au printemps de s’opposer à la publication d’un texte d’appréciation, dans le Bulletin officiel des finances publiques (Bofip). Selon eux, le texte publié par le gouvernement « ajoute à la loi des cas de non-application de l’imposition » et introduit donc une « brèche » dans leur dispositif. Malgré deux courriers, le gouvernement a passé outre les demandes de la commission des finances.
« C’est le lobby bancaire lui-même, à travers la Fédération bancaire française, qui a demandé à Bercy de prévoir ces cas de non-application de l’impôt, alors que les banques elles-mêmes profitent de cette fraude », a relaté Jean-François Husson, à la suite de son contrôle et d’échanges avec des hauts fonctionnaires.
La commission des finances n’est pas la seule qui a prêché dans le désert, puisque le sénateur a également mis au jour des avertissements de la part des propres services du ministère. « J’ai découvert que les administrations fiscales de Bercy avaient conseillé, dans une note du 20 mars dernier, de ne pas répondre aux demandes d’exclusion de l’application de l’impôt formulé par la Fédération bancaire française », a-t-il révélé. Selon lui, cette mise en garde était portée à la fois par la Direction de la législation fiscale, et la Direction générale des finances publiques. « Compte tenu de l’intention du législateur, une exclusion large de ces opérations, soulèverait un risque polémique sévère », pouvait-on lire sur la note.
« Qui protège la délinquance en col blanc ? »
Au terme d’une longue matinée d’échanges, le rapporteur général considère que les raisons ayant poussé le gouvernement à prendre ce texte d’application sont finalement « très obscures ». Et ce n’est pas la première fois que le Sénat rencontre un obstacle dans son long chemin pour mettre un terme aux schémas d’évasion fiscale des CumCum. Ils n’ont cessé de s’attaquer au sujet depuis l’émergence de ce scandale il y a 7 ans. Les sénateurs ont voté leur première disposition sur le sujet en 2018, un outil dont le contenu a été rendu « inopérant » dans une version réécrite à l’Assemblée nationale. « Plusieurs sources ont confirmé aujourd’hui que c’était la Fédération bancaire française qui était très directement intervenue dans la nouvelle rédaction », a relayé ce jeudi Jean-François Husson.
Pour rappel, une enquête de grande ampleur est en cours depuis plusieurs années au Parquet national financier (PNF). Ce dernier a par exemple perquisitionné cinq grands établissements bancaires en 2023 : la Société générale, BNP Paribas, Exane (filiale de la BNP), Natixis et HSBC. La même année, le Crédit agricole a d’ailleurs accepté un redressement fiscal dans le cadre du scandale fiscal des « CumCum ».
Ce dernier élément contredit d’ailleurs les éléments avancés par la Fédération bancaire française auprès du rapporteur Jean-François Husson en novembre, en amont du vote du Sénat. La FBF assurait, dans un document, qu’il n’existe « pas de phénomène de fraude en France résultat de la pratique d’arbitrage de dividendes ». « Cette note en dit long sur le fait que certains, souvent les plus puissants et, ou, les plus riches se croient au-dessus des lois refusent de se voir appliquer la loi fiscale, pourtant universelle », réagit le sénateur. Lequel finit par se demander : « Qui protège la délinquance en col blanc ? Car il s’agit de délinquance, même si elle présente bien ! »
Refusant que le « Parlement soit ainsi bafoué », le sénateur demande « officiellement et solennellement » au ministre de l’Économie et des Finances, Éric Lombard, de « retirer le texte d’application qu’il a édicté le 17 avril », et « qu’il n’en édicte aucun autre sans l’accord du Parlement ».
4,5 milliards d’euros de redressement fiscal en cours
D’après les derniers chiffres communiqués au rapporteur général de la commission des finances du Sénat, le montant des redressements en cours sur ce type de montage atteint désormais « plus de 4,5 milliards d’euros ». Le volume est en forte hausse. Il y a deux ans, le ministre des Comptes publics de l’époque, Gabriel Attal, avait évoqué un montant de 2,5 milliards d’euros. Jean-François Husson précise que des redressements datent du mois dernier, ce qui « atteste que la fraude massive des banques continue ». Dans des estimations menées par l’université de Mannheim (Allemagne), le manque à gagner fiscal pour la France, due à la fraude des CumCum, se chiffrerait à 33 milliards d’euros sur la période 2000-2020.
Jean-François Husson fait du retrait du texte d’application polémique une « demande impérative » du Sénat. « Si ce texte n’était pas retiré, je ne vois pas comment il serait possible de demander aux Français de participer au redressement des comptes publics en 2026. Comment d’un côté, demander 40 milliards d’euros aux citoyens français, et laisser de l’autre perdurer la fraude opérée par les banques ? »