La commission d’enquête du Sénat sur l’utilisation des aides publiques versées aux grandes entreprises, et leur contrôle, puise ses racines au mois de novembre. À cette période, deux grands groupes étaient sous les feux de l’actualité après avoir annoncé des suppressions d’emplois, Michelin et Auchan. Ces deux plans sociaux avaient provoqué de l’émoi au sein de la représentation nationale, mais également au sein du gouvernement. « Je me préoccupe de savoir ce qu’on a fait, dans ces groupes, de l’argent public qui leur a été donné. Je veux le savoir. Nous verrons si cet argent a été bien ou mal utilisé, et nous en tirerons des leçons », s’engageait le Premier ministre Michel Barnier.
Après avoir auditionné le président de Michelin, les sénateurs ont entendu le 19 mars Guillaume Darrasse, le président d’Auchan Retail France. L’enseigne, confrontée à de « graves difficultés économiques », notamment en raison de la crise du modèle de l’hypermarché sur lequel elle repose, a accusé une perte de nette de 485 millions d’euros en 2023. Cet automne, le distributeur a annoncé un plan social portant sur près de 2 400 emplois (sur plus de 54 000) ainsi que la fermeture de 10 magasins sur 680. La direction et les syndicats ont trouvé un accord le 15 mars sur les modalités de ce plan de sauvegarde de l’emploi, comprenant des reclassements en interne, des départs volontaires et des mesures de retraite anticipée.
630 millions d’aides fiscales et 1,3 milliard d’euros de réductions de cotisations sociales en l’espace de dix ans
C’est dans ce contexte que le Sénat s’est interrogé sur l’efficacité et l’utilité des aides publiques versées à l’enseigne ces dernières années. De 2013 à 2023, Auchan a reçu au total de 630 millions d’euros d’aides fiscales, dont 478 au titre du CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), tout en s’étant acquitté de près de 4 milliards d’euros d’impôts et de taxes dans l’intervalle. En matière de cotisations sociales, le total de ses versements sur la même période s’élève à 5,6 milliards d’euros, et l’enseigne a bénéficié de réductions et d’allègements pour un montant de 1,3 milliard d’euros, ainsi que 67 millions d’euros d’aides à l’embauche, principalement au titre des alternants.
La direction a pu détailler de quelle manière le CICE a été utilisé de 2013 à 2018, date à laquelle ce dispositif a été pérennisé en réductions de cotisations sociales. « 44 % du montant est revenu au personnel, avec des investissements dans les conditions de travail, le recrutement. Nous les avons intégrés dans la base des formules d’intéressement et de participation », a déclaré Guillaume Darrasse. 29 % ont servi à « maintenir la compétitivité de l’enseigne », autrement dit à baisser les prix payés par les clients. 17 % sont venus financer des investissements au titre de la transition écologique et de la modernisation technique des magasins. Les 10 % restants ont financé l’innovation, comme la « fluidité des parcours d’encaissement ».
« On peut véritablement se demander s’il n’y a pas eu un effet d’aubaine », s’interroge le rapporteur Fabien Gay (PCF)
Devant l’énoncé de certains types d’investissements, le rapporteur de la commission d’enquête s’est interrogé sur l’existence réelle d’un lien de cause à effet avec une aide publique. Pour réduire ses coûts par exemple, l’entreprise se serait certainement tournée vers des équipements moins consommateurs d’énergie à un moment ou un autre. « On peut véritablement se demander s’il n’y a pas eu un effet d’aubaine. C’est complexe à dire », a soulevé Fabien Gay (communiste). Le sénateur de Seine-Saint-Denis a également sourcillé face à l’utilisation d’aides pour le développement de caisses automatiques, qui demandent beaucoup moins de personnels, ou encore sur la politique tarifaire de l’entreprise. « Est-ce que l’argent public doit servir à un groupe comme le vôtre pour être agressif sur les prix ? Il y a un débat. »
Alors que plusieurs représentants de l’administration ont souligné la difficulté à mesurer les effets des aides sur la compétitivité, le président d’Auchan a toutefois indiqué que le CICE avait été bénéfique pour l’emploi. « Ce qui est certain, c’est que sur cette période-là, nous avons recruté des collaborateurs. Ce dont on est certain, c’est que cela nous a aidés à rester compétitifs par rapport à nos concurrents. »
« Supprimer les aides ou nous demander de les rembourser, au moment où notre entreprise traverse des difficultés aussi importantes, reviendrait à lui infliger une double peine »
« Ces aides ont peut-être permis de différer un certain nombre de décisions difficiles, et de préserver au maximum l’emploi », a estimé le dirigeant, au sujet du bénéfice des aides en règle générale. Au regard des mutations auxquelles fait face l’enseigne, le président des hypermarchés Auchan a néanmoins ajouté que ces aides « ne sont pas conçues, ni suffisantes pour repenser complètement un modèle économique ». Interrogé sur l’idée d’un remboursement des aides en cas de plan social, Guillaume Darrasse a mis en garde contre ce type ce mécanisme. « Supprimer les aides ou nous demander de les rembourser, au moment où notre entreprise traverse des difficultés aussi importantes, reviendrait à lui infliger une double peine et finalement, et surtout, à infliger cette double peine à nos salariés. »
Quant à l’idée de conditionner les aides publiques, le président d’Auchan Retail France, en poste depuis moins d’un an, n’a pas émis d’avis négatif. « Je considère qu’il est légitime de flécher des contreparties. Après se pose la question du contrôle et de la sanction », a-t-il répondu. « Il faut que nous soyons vigilants à ce que le remède ne soit pas pire que le mal avec de la complexité, de la bureaucratie, des contentieux, qui seraient d’autant plus dissuasifs et qui rendraient ces aides inaccessibles ou inapplicables », a-t-il ajouté.
Salué pour sa « transparence » en matière de chiffres par le président de la commission Olivier Rietmann, Guillaume Darrasse s’est d’ailleurs prononcé pour afficher à l’avenir le détail des aides publiques versées à l’entreprise, à l’instar de son homologue de Michelin. « Nous n’avons rien à cacher. On pourrait éventuellement l’assortir des contributions de l’entreprise, au travers de ses taxes, impôts et charges sociales, de manière à avoir le panorama global de ce qu’elle perçoit et de ce à quoi elle contribue, ce qui est tout à fait normal. »
« Il y a un vrai attachement à préserver au maximum l’emploi »
Au-delà de ce débat sur le cadre général des aides publiques, l’audition a également permis à la direction d’Auchan et aux sénateurs d’échanger sur l’avenir du groupe, et plus largement sur la galaxie Mulliez, la famille propriétaire de l’enseigne, mais aussi d’une centaine de grands noms bien connus des Français (Décathlon, Leroy Merlin, Kiabi, ou encore Saint-Maclou). « Vous êtes une entreprise qui touche des aides publiques. Mais le groupe verse des dividendes importants, et rachète, investit dans d’autres groupes, et licencie. Comprenez-vous l’émotion légitime chez les salariés et dans la population », a demandé Fabien Gay.
« Je comprends l’émotion », lui a assuré le dirigeant, tout en rappelant que Decathlon par exemple était une « entreprise autonome » par rapport à Auchan. « Il n’y a pas de liens entre les différentes entités », a-t-il expliqué. « Quand on arrive à nos plans de reclassement, en dernier recours, il y a un vrai attachement à préserver au maximum l’emploi […] On échange au maximum entre entreprises cousines, quand bien même ce n’est pas une obligation légale. Nos DRH échangent. »
Toujours sur la situation spécifique d’Auchan, Guillaume Darrasse a rappelé que l’actionnaire avait engagé une action de recapitalisation pour un montant de 1,6 milliard d’euros, fin 2024, et que les dividendes étaient en « baisse constante depuis de nombreuses années » et même « quasi-nuls depuis plus de 5 ans ».
En parallèle de la fermeture de dix sites Auchan, l’enseigne a par ailleurs racheté près d’une centaine de magasins qui étaient détenus par Casino, soit une « issue positive pour 5 600 emplois », a rappelé le dirigeant. « Il y a un tout un travail pour ramener ces magasins dans la rentabilité. C’est une prise de risque. »