Les sénateurs redoutent les effets pervers du projet de loi anti-inflation de Bruno Le Maire
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Les sénateurs redoutent les effets pervers du projet de loi anti-inflation de Bruno Le Maire

Le projet de loi qui avance le calendrier de négociations des prix entre les fournisseurs et la grande distribution, n’a pas vraiment les faveurs de la commission des affaires économiques du Sénat. Celle-ci a néanmoins adopté le texte, en l’amendant pour protéger les PME. Ses membres se montrent globalement critiques envers la proposition « hasardeuse » de Bercy.
Guillaume Jacquot

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Adopté avec modifications, et surtout, de sérieuses réserves. Le projet de loi avançant en urgence le calendrier des négociations commerciales entre les grands industriels et la grande distribution a franchi l’étape de la commission des affaires économiques au Sénat ce 18 octobre.

Convaincu d’une baisse des prix l’an prochain dans le sillage d’un reflux des cours des matières premières, le gouvernement souhaite en faire bénéficier au plus vite les consommateurs. Habituellement, le cycle de négociations annuelles se déroule du 1er décembre au 1er mars. Le ministère de l’Économie souhaite que les baisses de prix se matérialisent dans les rayons dès le 16 janvier.

« Cela risque de se traduire par une anticipation de la hausse des prix »

En séance à l’Assemblée nationale, le calendrier s’est encore accéléré de deux semaines. Un amendement MoDem a été intégré au texte, contre l’avis du gouvernement, pour fixer une date butoir des négociations au 31 décembre, pour les entreprises sont le chiffre d’affaires annuel est inférieur à 350 millions d’euros.

La commission affaires économiques du Sénat a fait le choix de donner sa chance au texte adopté le 9 octobre à l’Assemblée nationale, « dans une attitude constructive », moyennant une série d’améliorations. À entendre ses membres, le texte porté par Bruno Le Maire serait au mieux inefficace, au pire contreproductif. « Le gouvernement part d’un présupposé que les prix vont baisser, alors que quand on interroge les acteurs, tous les signaux sont au rouge. Les prévisions vont plutôt à l’encontre des prédictions du gouvernement. Cela risque de se traduire par une anticipation de la hausse des prix », redoute la rapporteure Anne-Catherine Loisier (Union centriste). Et le contexte géopolitique, avec les violences au Proche-Orient, ne risque pas d’arranger la situation. « Les prix du gaz ont augmenté, celui des emballages aussi, je ne vois pas comment les producteurs pourraient proposer une diminution des prix. »

« C’est de la gesticulation gouvernementale »

C’est bien la petite musique qui s’est installée ces derniers jours. Plusieurs grands noms de la distribution ont fait des déclarations plutôt pessimistes sur leurs chances d’obtenir des baisses de prix. Thierry Cotillard, le président du groupement Les Mousquetaires (Intermaché), le 8 octobre sur RTL, a évoqué la possibilité d’une hausse des prix « entre 0 et 4 % ». Il y a deux jours, c’est Michel-Édouard Leclerc qui est venu déplorer sur BFM Business les demandes de « trop fortes » de hausse de prix, portées par les industriels. Si bien qu’il estime que, pour le consommateur, « il n’y aura pas de baisses de prix ».

« Nous considérons, de façon générale, que ce texte ne sert absolument à rien. Il peut aussi avoir éventuellement des effets contreproductifs. Il a été fait dans l’optique d’une communication, mais il ne réglera rien. Le gouvernement ferait mieux de moins parler, et de réagir sur les éléments constitutifs de l’inflation, comme l’énergie », tonne la sénatrice LR Sophie Primas. « À partir du moment où on relance les négociations plus tôt, rien n’indique que la négociation sera à la baisse. Les entreprises ne vont pas réfléchir à un mois, mais sur six mois ou un an », s’agace également le sénateur PS Jean-Claude Tissot. « Tout ça, pour nous, c’est de la gesticulation gouvernementale. » Le chef de file du groupe socialiste précise d’ores et déjà que son groupe s’abstiendra sur ce texte.

Des corrections « constructives » pour éviter un goulot d’étranglement en fin d’année et préserver les PME

Pragmatique, comme sur beaucoup de textes, la commission des affaires économiques du Sénat a fait le choix de corriger ce qui peut l’être, plutôt que de rejeter le texte. « Si on l’avait rejeté, on faisait de la politique, mais on ne s’attaquait pas à la réalité pratique à laquelle seront confrontés les acteurs sur le terrain », plaide Anne-Catherine Loisier.

Les sénateurs ont notamment reporté la date butoir des négociations au 15 janvier et 31 janvier. Celles des 31 décembre et 15 janvier, instaurées par les députés, aurait constitué un « goulot d’étranglement », selon la commission des affaires économiques, qui a voulu « redonner de l’air ». « Ce n’est pas compatible avec la réalité des négociations commerciales. On parle de milliers de contrats pour les distributeurs, surtout qu’on sera en pleine période de Noël avec des congés. Les producteurs, eux, vont se trouver dans le moment le plus fort de leur année commerciale », justifie Anne-Catherine Loisier. Or, cette période des fêtes doit justement servir de base à la négociation des tarifs de l’année suivante. D’où le décalage voulu par les sénateurs de deux semaines.

Initialement, le projet de loi ne prévoyait d’avancer les négociations commerciales que pour les fournisseurs dont le chiffre d’affaires hors taxe (réalisé en France) est supérieur à 150 millions d’euros. Les députés, en adoptant un amendement MoDem, ont fait en sorte que les PME et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) puissent conclure leurs contrats deux semaines avant les grands groupes, et ainsi de faire figurer leurs produits dans les rayons. Le seuil distinguant les premières des seconds a été ramené à 350 millions d’euros.

Ce seuil de 350 millions d’euros a été « sécurisé » en commission du Sénat, toujours dans le souci de ne pas déséquilibrer le rapport de forces entre PME et grandes entreprises. Dans le texte issu de la commission des affaires économiques du Sénat, dans le cas d’une multinationale, le chiffre d’affaires retenu sera celui du groupe dans sa totalité, et non celui de la filiale. Une façon de ne pas mettre une PME française et une filiale d’une firme transnationale « sur un pied d’égalité ».

Les sénateurs, toujours à l’initiative de leur rapporteure, ont clarifié le projet de loi en précisant que l’avancement des négociations ciblera spécifiquement les « distributeurs à prédominance alimentaire », et non la grande distribution dans sa grande diversité. Selon Anne-Catherine Loisier, la rédaction transmise au Sénat aurait inclus des magasins spécialisés, y compris des parfumeries ou des salons de coiffure. Ce qui aurait posé, selon elle, des difficultés opérationnelles.

Les sénateurs ont bon espoir d’être entendus en commission mixte paritaire

Dernière modification sénatoriale : les sénateurs ont renforcé l’amende administrative, dont seraient passibles les entreprises en cas de manquement au calendrier de conclusion des conventions commerciales. L’amende pourrait se monter jusqu’à 5 millions d’euros pour une personne morale. Cet amendement vise notamment à combattre les pratiques de certaines enseignes de la grande distribution qui refusent d’appliquer un certain nombre de dispositions du Code du commerce, comme les dates butoirs, ou les clauses de révision automatiques en cas de variation des cours. Les enseignes en question achètent leurs produits depuis des centrales basées en Belgique, aux Pays-Bas ou encore en Espagne, pour échapper aux dispositions de la loi Égalim 3 (relire notre article).

Étant donné qu’il s’agit de mesures d’urgence à adopter au plus tôt puisque le but est de fixer une date butoir des négociations en janvier, les sénateurs ont bon espoir de peser dans la navette parlementaire. Pour que le projet de loi s’applique au plus vite, les parlementaires doivent déboucher sur un accord en commission mixte paritaire (CMP). « Le temps passant, le gouvernement n’a pas trop le choix. Il y a des délais incompressibles », explique la sénatrice Anne-Catherine Loisier. En décidant de donner sa chance à un projet de loi décrié, la commission des affaires économiques du Sénat se montrera sans doute exigeante. « Il faudra que les conclusions de la CMP soient très proches des positions du Sénat », prévient Sophie Primas.

Passé l’examen de ce court texte conjoncturel, à l’effet « hasardeux » sur le pouvoir d’achat, selon les dires de la commission des affaires économiques, les sénateurs prennent déjà date pour un travail de fond sur le cadre législatif des relations commerciales. Force est de constater, selon eux, que malgré l’empilement des lois « Égalim », censées rééquilibrer des relations entre les différents acteurs, n’ont pas produit tous les effets attendus.

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