« Performance financière », « bureaucratie »… Devant le Sénat, le désarroi de trois médecins hospitaliers
Dans le cadre des auditions menées au Sénat par la commission sénatoriale d’enquête sur la situation de l’hôpital et le système de santé en France, trois praticiens hospitaliers ont fait part mardi du sentiment de dépossession qui ronge leur profession. Ils décrivent un système miné par la bureaucratie, au sein duquel l’aspect médical est devenu quantité négligeable.
Jusqu’où faudrait-il remonter pour trouver l’origine de la crise qui mine l’hôpital public ? La pandémie de covid-19, et la saturation hospitalière qui en a découlé, a révélé au grand jour les fragilités d’un système de soins soumis depuis plusieurs années à des impératifs de réduction des dépenses, et dont les fermetures de lits ont été la principale traduction. Entre la fin des années 1990 et la fin des années 2010, ce sont environ 100 000 lits d’hôpitaux qui ont disparu, selon les chiffres de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), qui compile les données du ministère de la Santé. « Un lit d’hôpital n’est pas un meuble mais, selon le type de soins, entre 3,2 et 4,5 équivalents temps plein. Donc, 100 000 suppressions de lits, c’est à peu près 350 000 emplois de moins », a expliqué mardi, devant la commission sénatoriale d’enquête sur la situation de l’hôpital et le système de santé en France, le professeur Stéphane Velut, neurochirurgien au CHU de Tours. Ce praticien était auditionné avec deux autres de ses confrères. Et à chaque fois le même constat : la logique comptable qui s’est installée dans les établissements trahit une prise de pouvoir par l’administration, face à laquelle le personnel médical ne s’y retrouve plus.
« J’ai connu l’époque où les soignants étaient entièrement dévoués aux malades. Les gestionnaires les assistaient, les aidaient. En vingt ans - ce qui est très court -, c’est l’inverse qu’il s’est produit. Les soignants sont désormais à la merci des gestionnaires qui imposent toutes les règles, jusqu’à s’immiscer dans les types de soins », rapporte Michaël Peyromaure, le chef du service d’urologie à l’hôpital Cochin (Paris). « Pour moi, la plus grande évolution de l’hôpital public ces vingt dernières années a été la montée en puissance du pouvoir administratif. À la fois sur le plan quantitatif et qualitatif. » À partir des années 2000, réforme après réforme, le champ d’action de l’administration s’est élargi, et l’influence des médecins sur l’hôpital de plus en plus réduite.
La mise en place d’une logique comptable
Pour sa part, Stéphane Velut fait remonter le principal moment de basculement à la mise en place du COPERMO - « dont le p veut dire performance » - au début du quinquennat de François Hollande. Une instance chargée d’accompagner le retour à l’équilibre dans la gestion des établissements de soins. Depuis, sa suppression a été actée par le Ségur de la Santé en 2020. « On a eu l’impression que la performance financière n’était plus un indicateur parmi d’autres, mais un indicateur dominant », explique Stéphane Velut. « Et l’on a vite compris, ces dernières années, que la seule variable d’ajustement des économies au sein des CHU, c’est le personnel. C’est-à-dire 60 % du budget », poursuit ce chirurgien. « On nous a donc demandé de poursuivre la même activité avec moins de personnels ».
« Gouvernance par les nombres », « renversement des fins et des moyens », aux yeux de ce praticien, la logique comptable installée par les gestionnaires aboutit à une « désinstitutionnalisation de l’hôpital » en tant que lieu de soins. Ce qui se reporte aussi sur le moral des soignants. « Ils sont soumis à des injonctions contradictoires », déplore Michaël Peyromaure. « On leur demande, en haut, d’industrialiser les actes, de tout informatiser, mais les moyens dont ils disposent fondent comme neige au soleil et, surtout, ils n’ont plus le droit au chapitre […] Nous arrivons à un stade où nous ne sommes plus considérés, même plus écoutés par notre hiérarchie administrative. Les directives tombent par courriels », s’agace-t-il. De quoi alimenter une grogne plus tenace que celle, corollaire, liée au manque de moyens et à la précarisation d’une partie des métiers du monde médical. « Notre système hospitalier est déshumanisé, il est caporalisé, soviétisé. La désertion des médecins est davantage liée à ce problème qu’à la perte de moyens », lâche-t-il.
« Il faut remédicaliser la gouvernance, c’est fondamental »
Le sénateur Bernard Jomier, président de la commission d’enquête, et lui-même médecin de profession, n’a pas manqué de pointer « le grand corpus commun » qui se dégage d’un témoignage à l’autre. « Ce qui porte une part d’inquiétude, puisque le diagnostic ne débouche pas sur les bonnes décisions. » Mais quelles décisions ? Pour l’urgentiste Gérald Kierzek, habitué des plateaux télévisés, et également auditionné par les sénateurs, il faut, face à « l’autocratie des managers », « remettre de l’humain » dans le système hospitalier en plaçant le médecin au cœur de la chaîne décisionnelle. « Il faut remédicaliser la gouvernance, c’est fondamental. Cela permettrait aussi de faire évoluer les carrières des soignants de manière intéressante. […] On pourrait imaginer une direction bicéphale des hôpitaux avec des directeurs médicaux », avance-t-il.
Il évoque également la nécessité de régionaliser la santé avec un « parlement sanitaire », ce qui, selon lui, permettrait de définir des besoins adaptés à chaque territoire, plutôt qu’un cahier des normes appliqué à l’échelle du pays indépendamment des spécificités et contingences locales.
Plus radical, Michaël Peyromaure estime que le rapport de force doit être inversé : « On ne pourra pas débureaucratiser l’hôpital si on ne supprime pas quantitativement les gens qui pondent des normes », s’agace-t-il. Il se prononce également en faveur d’une fin des 35 heures à l’hôpital « qui ont créé de la pénurie car elles n’ont pas été compensées par des embauches », ou encore pour la suppression des pôles « qui n’ont rien apporté mais aggravé les luttes d’ego et les querelles intestines en plaçant certains médecins au-dessus d’autres. »
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