Accès de fièvre sur le marché des titres de dette. Le 2 septembre, les taux souverains français, en particulier ceux des obligations émises sur le long terme, sont revenus à des niveaux inédits depuis la crise des dettes de la zone euro en 2011. Le taux des bons du trésor français, à échéance de 30 ans, a dépassé les 4,50 %. Avant la dissolution de juin 2024, il était encore sous 3,50 %
Ces tensions sur le marché obligataire surgissent alors que la France aborde la rentrée dans l’incertitude politique la plus totale, avec la chute très probable du gouvernement de François Bayrou le 8 septembre, et de nouvelles difficultés potentielles sur l’adoption d’un projet de loi de finances.
« Un contexte mondial de tensions renouvelées sur les taux d’intérêt »
Si la remontée des taux a particulièrement marqué les observateurs dans ce contexte politique dégradé au niveau national, il faut toutefois souligner que de nombreuses autres économies développées ont subi le même mouvement, nouvel épisode d’une longue remontée entamée en 2021. « On est dans un contexte mondial de tensions renouvelées sur les taux d’intérêt et en particulier les taux d’intérêt à long terme. Donald Trump, avec sa politique, fait enfler les anticipations de dérapage de la dette publique américaine et des déficits », décrit Véronique Riches-Flores, économiste indépendante au cabinet Riches-Flores Research.
« Il promet de mettre la main sur la Réserve fédérale [la banque centrale des États-Unis, ndlr], les marchés n’ont plus confiance sur les conditions de financement. Tout cela a fait monter les taux internationaux de manière importante », poursuit-elle. Selon cette ancienne cheffe économiste en banque d’investissement, cette situation crée un « facteur aggravant » pour l’Hexagone.
Outre-Atlantique, le rendement des obligations américaines à échéance à 30 ans a dépassé brièvement la barre symbolique des 5 % dans la journée de mercredi, une zone inédite depuis octobre 2023. Dans d’autres pays, les niveaux touchés en début de semaine nous ramènent vers des précédents lointains. Le taux allemand avec 3,41 % revient à un niveau qu’il n’avait plus connu depuis l’automne 2011. Le britannique, avec 5,69 %, c’est du jamais vu depuis 1998.
« Il y a une histoire particulière sur la France, qui est perceptible »
Ce mouvement général et ce coup de chaud sur les taux internationaux n’éclipsent cependant pas les difficultés propres à la France. « Ce qu’il faut regarder pour apprécier le risque français, c’est la différence avec l’Allemagne. Depuis le début de l’année, les spreads [écarts de taux] avec l’Allemagne se sont resserrés, et de manière assez notable pour l’ensemble des pays de la zone euro. Les spreads français ont eu tendance à progresser un peu. Il y a donc une histoire particulière sur la France, qui est perceptible », relève Stéphane Déo, gestionnaire de portefeuille senior, à Eleva Capital.
Un autre chiffre constitue un signal à prendre en considération pour la qualité de la signature française. Ces derniers mois, l’écart s’est nettement réduit entre le taux des obligations italiennes et celui des titres émis par la France. « Il y avait encore un écart de taux entre la France et l’Italie de 120 points de base [1,2 %] au début de l’année dernière. Il est désormais de 7 points de base [0,07 %] sur les emprunts à 10 ans. C’était une vraie différence entre les deux primes de risque. Il y a donc aujourd’hui un vrai sujet de changement de catégorie pour la France », insiste Stéphane Déo.
La forte remontée des taux ne va pas se matérialiser dans l’immédiat sur la charge de la dette. Une certaine inertie va se mettre en place, progressivement. La France, comme tous les autres pays, « roule » la dette, c’est-à-dire qu’elle honore ses échéances au fil de l’eau, en fonction des échéances des titres. Les nouveaux taux se greffent donc petit à petit dans le stock de la dette, au fur et à mesure que des nouvelles obligations remplacent celles arrivées à échéance.
« On a un stock de dette très important, une grosse partie a été émise depuis quelques années. Et quand elle arrivera à maturité, elle sera réémise à un niveau plus élevé. Pour l’instant, le taux apparent [le taux moyen] de la dette française reste sur des niveaux gérables, inférieur à 2 %, mais il est inévitable que cela progressera petit à petit. C’est un problème qui va s’accumuler au fil du temps », explique Stéphane Déo.
La hausse inexorable de la charge de la dette
En moyenne, la maturité des titres de dette français tourne autour de 8 ans. Les emprunts souscrits à des taux anormalement bas à partir de la crise sanitaire (l’obligation à 30 ans est même descendue sous 0,4 %) vont progressivement arriver à leur terme au cours des prochaines années. La charge de la dette, c’est-à-dire le paiement des intérêts annuels, va sensiblement augmenter. L’an dernier, la charge de la dette a augmenté de 7,3 milliards d’euros pour atteindre 60,2 milliards d’euros, un bond de 14 %. Et l’effet boule de neige pourrait vite s’amplifier. Le paiement des intérêts pourrait atteindre 100 milliards d’euros avant la fin de la décennie, selon la Cour des comptes, soit le triple de leur montant au début des années 2020.
« La situation est encore gérable, elle le sera moins dans deux ans, ou même un an. La permanence de cette instabilité politique a des conséquences sur les comportements des agents économiques [entreprises et ménages, ndlr] absolument délétères et aggrave le problème de départ », anticipe l’économiste Véronique Riches-Flores. Si bien que le risque d’une dette devenue insoutenable pourrait progressivement se matérialiser. « Si aujourd’hui on ne peut pas dire que le risque est imminent, peut-être que demain on ne pourra plus le dire », ajoute-t-elle.
Un faible niveau d’inflation, qui constitue une mauvaise nouvelle pour la dette
La remontée des taux obligataires de la France se conjugue par ailleurs en France avec un autre facteur : celui d’une inflation bien plus faible que chez ses voisins. En août, le niveau de la hausse des prix sur un an en France figurait dans la queue de peloton des pays de la zone euro. Elle était estimée à 0,8 %. À comparer avec un taux d’emprunt sur 10 ans proche de 3,5 %. « Il n’y a rien de pire pour une économie en situation délicate ou en situation de surendettement que d’avoir une inflation faible, qui s’ajoute à une croissance très faible », s’inquiète Véronique Riches-Flores.
L’économiste rappelle qu’une « bonne partie » du choc budgétaire de 2024 est venue de la baisse rapide de l’inflation, « et des effets négatifs sur les recettes fiscales ». « Tout cela nous dit que la consommation domestique est très anémique, les perspectives de recettes et la situation économique ne sont pas bonnes », constate-t-elle. Les chiffres récents de l’épargne des ménages, avec un taux moyen à 19 %, traduisent en effet l’extrême frilosité des Français, face à un avenir pour le moins incertain. « La meilleure garantie pour rembourser des dettes, c’est quand même la croissance nominale. Ce n’est pas pour rien que l’on compare la dette avec le PIB », rappelle Véronique Riches-Flores. Or, la croissance française s’annonce très poussive pour les mois à venir. Après 1,1 % en 2024, la Banque de France s’attend à seulement 0,6 % de progression cette année.