Rassemblement des agriculteurs sur le rond point de Fontaine Notre-Dame pres de Cambrai, le 24 Janvier 2024

Revendications des agriculteurs : comment fonctionnent les lois « Egalim » ?

Trois lois, dites « Egalim I », « Egalim II » et « Egalim III », votées entre 2018 et 2023, protègent les exploitants agricoles des effets pervers du bras de fer commercial qui oppose chaque année la grande distribution et les industriels de l’agroalimentaire. Mais de l’aveu des parlementaires et du gouvernement, leur application est encore insuffisante.
Romain David

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La colère des agriculteurs français gagne de l’ampleur. La FNSEA, premier syndicat agricole français, menace de blocage Paris si aucune réponse n’est apportée aux « revendications claires » que la fédération a présenté au gouvernement mercredi soir. À la sortie du Conseil des ministres, un peu plus tôt dans la journée, Prisca Thévenot, la porte-parole du gouvernement, a assuré que « l’appel des agriculteurs » avait été « entendu ». À moins de six mois des élections européennes, l’exécutif marche sur des œufs face à une grogne potentiellement explosive, qui touche aussi l’Allemagne, les Pays-Bas, la Roumanie ou encore la Pologne. Les causes du malaise sont multiples : hausse des prix du gazole, mille-feuille administratif, impossible conciliation entre les enjeux de la transition énergétique et environnementale et un impératif de production… En sous-main, c’est également la question des revenus qui se pose.

L’Agreste, le service statistique du ministère de l’Agriculture, estime à 56 014 euros le revenu moyen annuel d’un exploitant agricole, hors impôts, pour l’année 2022. Mais derrière ce chiffre se cachent de très importantes disparités en fonction des secteurs d’activité. En France, plusieurs dispositifs législatifs ont été mis en place depuis six ans pour sécuriser les revenus du monde agricole, à travers les lois dites « Egalim », des textes techniques, qui visent essentiellement à réguler les rapports conflictuels entre l’agroalimentaire et la grande distribution, notamment en période de négociations commerciales, sources de très fortes tensions. Toutefois, les limites de ces différents textes ont déjà été éprouvées à plusieurs reprises. C’est pourquoi, parmi les 24 revendications prioritaires formulées par les syndicats agricoles, figure « le respect absolu des lois Egalim ».

Egalim I : un principe de « ruissellement »

L’acronyme « Egalim » renvoie aux Etats généraux de l’alimentation lancés en juillet 2017, suivant une promesse de campagne faite par Emmanuel Macron face au mal-être grandissant du monde agricole. Leurs travaux donnent lieu à l’adoption, le 2 octobre 2018, de la loi « pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable », soit la première loi « Egalim ». Son objectif est de mettre fin à la guerre des prix dans l’alimentaire à laquelle se sont livrés pendant des années les distributeurs afin d’attirer le chaland, ce qui a largement profité aux consommateurs au détriment des exploitants.

Ce texte repense la manière dont le prix des produits est élaboré. Désormais, ce sont les agriculteurs, regroupés en organisations de producteurs pour mieux peser face aux industriels, qui proposent un prix de vente en tenant compte de leurs coûts de production. C’est ce que l’on appelle la construction « en marche avant » du prix. Parallèlement, les organisations professionnelles sont tenues de mettre en place des « indicateurs de référence » quant à ces coûts de production, ce qui doit permettre de poser des garde-fous dans les négociations commerciales.

Le seuil de revente à perte, c’est-à-dire la revente d’un produit à un prix inférieur à son prix d’achat, est relevé de 10 % sur les denrées alimentaires, ce qui oblige la distribution à mettre fin à la revente à prix coûtant. La loi définit aussi un encadrement plus strict des promotions sur les denrées alimentaires, désormais limitées à 34 % du prix et 25 % du volume acheté jusqu’en 2023 (disposition finalement prolongée jusqu’en 2026 avec « Egalim III »), ce qui acte la fin des formules promotionnelles du type « deux pour le prix d’un », « deux achetés, le troisième offert », etc.

Ces différentes mesures doivent permettre aux distributeurs de dégager des marges plus importantes, et d’en faire bénéficier l’agroalimentaire. « L’idée était celle d’un principe de ruissellement. Avec des marges plus importantes, la grande distribution peut accorder une meilleure rémunération au maillon industriel, qui lui-même va pouvoir rémunérer à la hausse l’agriculteur », explique à Public Sénat la sénatrice Anne-Catherine Loisier (rattachée au groupe centriste), qui a été corapporteure sur ce texte.

Egalim II : garantir la part fixe des prix

Mais l’application de la loi n’a jamais donné pleine satisfaction. Un an après sa promulgation, un rapport d’information du Sénat dénonce la tendance des industriels et de la grande distribution à s’émanciper d’un schéma de construction des prix insuffisamment contraignant. « Le mécanisme n’assure pas en lui-même une obligation de prise en compte ou de couverture des coûts de production », note la Haute assemblée. « En résumé : la loi Egalim ne garantit en rien à l’agriculteur un revenu couvrant au minimum son coût de revient. » À l’exception du secteur laitier, qui profite d’une hausse du cours du lait en 2019, les premières négociations commerciales après l’entrée en vigueur de ce texte restent largement déflationnistes pour les fournisseurs.

Adoptée le 14 octobre 2021, « Egalim II » vient muscler le dispositif par de nouvelles contraintes. Le texte pose le principe d’une contractualisation écrite obligatoire pour la vente de tout produit agricole, ce qui doit garantir la traçabilité des prix.

Par ailleurs, la loi acte la non-négociabilité de la matière première, donc de la rémunération des agriculteurs, lors des discussions commerciales. En clair, lorsqu’une denrée alimentaire est composée de produits transformés et d’au moins 50 % de matière première agricole (lait, œufs, viande, etc.), le prix de cette matière première ne peut pas rentrer dans la négociation entre l’industriel et le distributeur. Par exemple, si le cours de la viande de bœuf ou du lait grimpe, les supermarchés sont tenus d’ajuster l’étiquetage et de répercuter l’augmentation.

Egalim III : renforcer la prédominance du droit français face à l’évasion juridique

Adoptée en mars dernier, la loi Descrozaille, du nom du député Renaissance Frédéric Descrozaille, parfois appelée « Egalim III », étend l’encadrement des promotions prévu dans « Egalim I » au-delà du champ de l’agroalimentaire, à la droguerie et aux produits d’hygiène. Surtout, elle renforce le poids des fournisseurs dans les négociations commerciales. Si celles-ci n’ont pas abouti à la date butoir – un levier régulièrement utilisé par la grande distribution pour faire pression sur les industriels -, les fabricants ne seront plus contraints de reconduire les conditions de vente de l’année précédente, ils auront la possibilité d’interrompre leurs livraisons.

Le texte s’attaque également à un moyen de contournement de la législation, via l’installation de centrales d’achats à l’étranger. Ce système permet aux supermarchés d’acheter, à des conditions locales souvent favorables, une marchandise française destinée à être revendue dans leurs rayons, en France. « Les grandes enseignes orientent les fabricants vers ces centrales d’achats basées en Espagne, au Portugal ou en Italie… pour vendre leurs produits. Mais celles-ci imposent aux industriels des contrats d’achats qui répondent à la législation du pays où elles sont domiciliées, ce qui leur permet de s’émanciper du mécanisme de fixation des prix mis en place par Egalim », explicite Anne-Catherine Loisier. Désormais, la loi Descrozaille soumet aux droits français les négociations qui concernent les produits destinés à être vendus sur le territoire national.

Notons qu’EuroCommerce, l’association qui représente la grande distribution au niveau européen, a déposé une plainte concernant ce texte auprès de la Commission européenne. Elle lui reproche d’enfreindre les règles de l’Union sur la libre circulation des biens et des services à l’intérieur du marché unique.

« Que chacun accepte de jouer le jeu »

« Egalim est un texte qui a été voté largement, il faut que l’on arrive à le faire respecter, c’est l’objet des réunions que j’aurai avec le Premier ministre et le ministre de l’Economie », a assuré Marc Fesneau, le ministre de l’Agriculture ce mercredi devant les sénateurs. « Le problème des lois Egalim n’est pas lié à leur contenu mais au fait qu’elles sont insuffisamment appliquées. Je ne dis pas qu’elles résolvent tout, mais elles ont le mérite de réguler les relations entre les différents maillons de la chaîne alimentaire, à condition que chacun accepte de jouer le jeu », souligne Anne-Catherine Loisier.

Si « Egalim III » a sensiblement revu à la hausse le montant des amendes administratives prévues contre les acteurs qui s’émancipent du cadre légal – jusqu’à un million d’euros pour une personne morale – bien souvent, agriculteurs et industriels renoncent à se tourner vers les tribunaux par crainte des représailles de la grande distribution. « Producteurs et industriels ne veulent pas prendre le risque d’être écartés des magasins », pointe la sénatrice Loisier. « Le développement des marques distributeur est devenu un instrument offensif pour les supermarchés. Ces marques envahissent les rayons et l’on assiste à un phénomène d’hyper-concentration. La frontière entre fabricants et grande distribution s’amenuise. À terme, le risque c’est de voir la grande distribution s’émanciper totalement des fournisseurs traditionnels. Ce jour-là, nous serons pieds et poings liés », alerte l’élue.

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