Gabriel Zucman
L'économiste français Gabriel Zucman, lors d'une intervention à Bruxelles (Belgique).

Taxe Zucman : les patrons ont-ils raison de s’inquiéter d’une éventuelle imposition des plus fortunés ?

De nombreuses figures du monde de l’entreprise ont exprimé ces dernières semaines leur rejet de la taxe Zucman, qui imposerait à hauteur de 2% le patrimoine des 1800 foyers les plus riches en France. La mesure, défendue par la gauche, est qualifiée de « contre-productive » par une trentaine de dirigeants de la tech. Qu’en est-il vraiment ? Réponse avec deux économistes aux visions opposées sur la question.
Théodore Azouze

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La proposition est clivante au sein du monde politique. Tandis que la crise politique s’installe en France, la gauche – en particulier le Parti socialiste – met sur la table l’idée d’un nouveau prélèvement obligatoire pour les plus fortunés. Cette « taxe Zucman », du nom de l’économiste qui l’a imaginée, viserait à imposer à hauteur de 2% l’ensemble des patrimoines de plus de 100 millions d’euros de patrimoine. Cette taxe additionnelle concernerait au total 1800 foyers en France. La mesure a déjà fait l’objet d’un débat parlementaire il y a quelques mois dans le cadre d’une proposition de loi du groupe écologiste au Palais-Bourbon : adoptée à l’Assemblée nationale en février, elle avait ensuite été rejetée par le Sénat avant l’été.

Aujourd’hui, à la faveur de l’instabilité gouvernementale, l’idée revient dans le débat public. Le Parti socialiste a notamment intégré ce principe au sein de son contre-budget présenté pour l’année à venir. Balayée d’un revers de main par François Bayrou lorsqu’il était à Matignon, la « taxe Zucman » pourrait-elle être envisagée par le nouveau Premier ministre Sébastien Lecornu comme un gage de non-censure accordé à une partie de la gauche ? Le monde de l’entreprise le craint. Le président du Medef, Patrick Martin, a ainsi fustigé samedi 13 septembre dans Le Parisien cet hypothétique impôt, qui « intègre l’outil de travail dans le calcul du patrimoine, alors même que l’ISF (l’ex-impôt sur la fortune, ndlr) ne le faisait pas ».

Craintes du monde de la tech

Dimanche, une trentaine de dirigeants et investisseurs issus du monde de la tech lui ont emboîté le pas, appelant dans une tribune publiée dans L’Opinion à « ne pas casser l’élan entrepreneurial français » en adoptant la « taxe Zucman ». Principale source de leurs critiques : l’intégration du patrimoine professionnel dans le calcul de l’assiette de cette contribution. La mesure « revient à méconnaître le monde de l’entreprise privée, notamment technologique, où les valorisations des entreprises sont théoriques et les actions, illiquides » écrivent les signataires de ce texte. « Cela obligerait de nombreux fondateurs à céder une partie de leur capital pour s’acquitter de l’impôt. »

Concrètement, certaines entreprises du secteur numérique, très avancées technologiquement, peuvent déjà être valorisées à un haut montant, sans pour autant être pour le moment bénéficiaires. Les détenteurs d’actions dans des sociétés de ce type ont « la propriété des profits futurs qui seront réalisés par cette entreprise », explique à Public Sénat Jean-Baptiste Michau, professeur de macroéconomie à l’École polytechnique et lui-même auteur d’une tribune critique de la « taxe Zucman », publiée dans Les Echos. « Mais ces profits futurs peuvent être très distants dans le temps. Il n’est pas rare, dans le domaine de la technologie, qu’il faille attendre 10, 15, 20 ans pour qu’une entreprise devienne profitable. »

Conséquence : « Chaque année, il va leur falloir payer 2% sur des profits qui sont très éloignés dans le temps », poursuit le spécialiste, insistant sur le fait que ces ultrariches constituent les investisseurs qui ont la capacité d’engager des fonds dans des placements risqués pour développer des projets ambitieux. « C’est une taxe particulièrement défavorable à l’entrepreneuriat et en particulier à la technologie et aux investissements d’avenir », estime ainsi Jean-Baptiste Michau. Interrogé dans un article du Monde sur le problème d’une taxe ciblant parfois des profits encore non établis, Gabriel Zucman assure qu’il est possible de « trouver des solutions » pour « ces cas rares ». 

Lesquelles ? « La plus simple consiste à permettre aux personnes concernées de payer l’impôt en nature, en apportant des titres de leur entreprise », détaille l’économiste. « À charge pour l’État de garder ou de revendre ces titres, par exemple aux salariés de l’entreprise, en interdisant la revente à des non-résidents. » Une vision partagée par Henri Sterdyniak, cofondateur des Économistes atterrés. « Si vous avez une entreprise qui au début ne vaut rien, puis brutalement vaut un milliard d’euros, vous vous êtes enrichis brutalement d’un milliard », schématise l’expert, joint par Public Sénat. « Alors, on vous dit que sur ce milliard, l’État vous prend 2% : ce n’est pas énorme, et c’est payable en parts de l’entreprise. (…) Il n’y a vraiment pas de quoi pleurer. »

Mesure « contre-productive » ou justice fiscale nécessaire ?

De façon plus générale, beaucoup de patrons jugent l’essence même d’une taxation des Français les plus fortunés comme « contre-productive ». « Laisser entendre qu’il nous suffit de taxer la richesse, en la confondant avec le capital entrepreneurial, c’est décourager la réussite là où elle devrait être valorisée », déplore la trentaine de personnalités du monde de la tech signataires de la tribune de dimanche dans L’Opinion. La mise en place de la « taxe Zucman » marquerait aussi une rupture avec la politique pro-business prônée par Emmanuel Macron depuis son arrivée au pouvoir en 2017. En mai dernier, le président de la République avait publiquement affiché son rejet d’une instauration de la « taxe Zucman » en France. Pour lui, celle-ci n’« a un sens [que] si elle est mondiale ».

« Peut-être que la ‘taxe Zucman’ va rapporter de l’argent la première ou la deuxième année… Mais assez rapidement, ça va diminuer les investissements, la croissance de l’économie française. Et ne serait-ce qu’un petit moins de croissance, ça réduit l’ensemble des recettes fiscales : la TVA, les impôts sur le revenu, les impôts sur les sociétés… », développe Jean-Baptiste Michau. Sans compter le risque, aujourd’hui difficilement quantifiable, d’un exil fiscal de certaines grandes fortunes susceptibles d’investir dans des entreprises françaises. 

« Le principe de la fiscalité, c’est que chacun contribue aux dépenses publiques en fonction de ses capacités contributives » rétorque Henri Sterdyniak. « Il n’y a aucune raison que les personnes qui sont devenues milliardaires ne paient pas des impôts, qui financent en particulier les études ou les infrastructures faisant que les entreprises peuvent fonctionner. » Gabriel Zucman ne cache d’ailleurs pas sa volonté d’établir avant tout davantage de justice fiscale grâce à cette taxe. « Les milliardaires, tous prélèvements obligatoires compris, paient deux fois moins d’impôts que la moyenne des Français », souligne auprès du Monde le professeur d’économie à l’École normale supérieure. « Car leurs revenus, logés dans des sociétés holdings, échappent à l’impôt sur le revenu. » 

Les quelques centaines de foyers concernés par cet impôt permettraient d’apporter environ 20 milliards d’euros par an aux recettes de l’État. Ces derniers jours, plusieurs parlementaires du centre ou de droite ont évoqué la possibilité d’une « taxe Zucman » dans une version « édulcorée », selon la formule adoptée par le député LR Julien Dive, cité par l’AFP. L’idée, par exemple, serait d’exclure le patrimoine professionnel de l’assiette de l’impôt. Une piste crédible et à même de rassurer les entrepreneurs ? « Ce n’est pas la peine, car c’est le patrimoine professionnel qui fait qu’on est ultrariche », tranche Henri Sterdyniak, pour qui une telle évolution dénaturerait la philosophie de la mesure.

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