Ils sont devenus les deux figures incarnant de manière plus vivante le débat fiscal parfois aride sur la taxation des plus hauts patrimoines. L’un a longtemps été la plus grande fortune française, désormais deuxième valorisation du célèbre classement de Challenges derrière Hermès, autre géant du luxe, et exposé sur la scène médiatique par le film Merci Patron de François Ruffin. L’autre est un économiste de Berkeley et à l’Ecole Normale Supérieure de Paris, qui a rédigé sa thèse sous la direction d’un certain Thomas Piketty et défend aux Etats-Unis comme en France des mécanismes de taxation des plus grandes fortunes, dont la désormais fameuse taxe éponyme.
« Gabriel Zucman est un militant d’extrême gauche »
Mais leur opposition a dépassé le stade du symbole ce week-end. Dans le Sunday Times, Bernard Arnault a lourdement ciblé Gabriel Zucman : « On ne comprend pas les positions de M. Zucman si l’on oublie qu’il est d’abord un militant d’extrême gauche. À ce titre, il met au service de son idéologie (qui vise la destruction de l’économie libérale, la seule qui fonctionne pour le bien de tous) une pseudo-compétence universitaire qui, elle-même, fait largement débat. »
Dans un long thread sur X, Gabriel Zucman lui a répondu que « la fébrilité n’autoris [ait] pas la calomnie » et que « [s] es travaux sur la mondialisation et la redistribution [faisaient] référence et [étaient] reconnus partout dans le monde. » La proposition de taxe qui porte désormais le nom de l’économiste a été adoptée par l’Assemblée nationale, mais rejetée par le Sénat (voir notre article). Elle consisterait en un prélèvement de 2 % par an sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, soit 1800 foyers fiscaux, au premier rang desquels, donc, Bernard Arnault. Le rendement d’une telle taxe est difficile à évaluer avant sa mise en place, mais Gabriel Zucman estime les recettes d’un tel impôt à environ 20 milliards d’euros alors que les détracteurs du dispositif avancent plutôt le chiffre d’une petite dizaine de milliards en raison de contournements du dispositif.
3,8 milliards de contribution fiscale pour LVMH en 2023
Mais au-delà de l’importance de telles recettes dans le débat budgétaire actuel (voir notre article), ce sont les questions de justice sociale qui sont au cœur de la passe d’armes entre l’économiste et le milliardaire. Alors que Gabriel Zucman fait du contournement de l’impôt par les très hauts patrimoines une « attaque contre notre contrat social », Bernard Arnault se défend notamment en avançant être « certainement le tout premier contribuable à titre personnel et l’un des plus importants à travers [ses] sociétés. »
Or il se trouve que le P.-D.G. de LVMH a été interrogé sur cette question par la commission d’enquête sénatoriale – et donc sous serment – sur les aides publiques aux entreprises en mai dernier, lors d’une audition marquée par ses passes d’armes avec le rapporteur communiste Fabien Gay (voir notre article). Cécile Cabanis, directrice financière adjointe du groupe LVMH, avait alors détaillé « l’empreinte fiscale » du groupe en France : en 2023, LVMH totalisait 3,8 milliards d’euros de « contribution fiscale » totale, pour 275 millions d’euros d’aides publiques reçues. La majorité de cette contribution fiscale vient de l’acquittement de l’impôt sur les sociétés (IS), pour 2,5 milliards d’euros, et des cotisations patronales (1,1 milliard d’euros). Pour rappel, en 2024, le produit total de l’impôt sur les sociétés en France s’élevait à près de 60 milliards d’euros, soit un peu plus de 4 % de l’impôt sur les sociétés total provenant du groupe LVMH.
Bernard Arnault s’était ainsi targué de diriger « le groupe peut-être le plus patriote du CAC 40 » et « celui qui paye le plus d’impôts en France. » Face au rappel de Fabien Gay de la présence du patrimoine offshore de Bernard Arnault dans les révélations « Paradise Papers », les représentants du groupe avaient assuré ne pas avoir recours à des mécanismes d’optimisation fiscale. « Notre groupe est présent dans de nombreux pays, faut-il fermer nos boutiques au Panama ou au Luxembourg pour ne pas être accusé d’optimisation fiscale ? », s’était ainsi défendu Bernard Arnault. « Si on essayait de faire de l’optimisation, on ne serait pas très doués. On ne fait rien à but fiscal, on travaille pour le business », avait ajouté sa directrice financière adjointe, Cécile Cabanis.
L’audition portant sur les aides publiques aux entreprises, le sujet de l’imposition de Bernard Arnault en tant que contribuable n’a pas été évoqué. Mais la taxe Zucman ayant précisément pour but de mieux prendre en compte la valorisation patrimoniale des holdings familiales des plus grandes fortunes dans l’imposition, le passage de Bernard Arnault devant la commission d’enquête sénatoriale constitue déjà un premier point d’étape.