C’est une mesure qui risque de se retrouver au cœur des tractations à venir entre les socialistes et Sébastien Lecornu, à la recherche « d’un accord » avec les principaux partis politiques pour garantir la stabilité de son futur gouvernement. La taxe Zucman, un impôt plancher de 2 % sur les patrimoines de plus de 100 millions d’euros, agite les débats budgétaires depuis de longs mois déjà. Le Parti socialiste l’a inscrite dans le contre-budget présenté à Blois fin août, quand les macronistes espèrent lui trouver un substitut capable d’amadouer une partie de la gauche, sans pour autant détricoter la politique de l’offre déployée depuis 2017, nous apprend le journal Libération.
L’Assemblée nationale a déjà largement adopté, le 20 février dernier à l’initiative des écologistes, une proposition de loi reprenant ce dispositif fiscal imaginé par l’économiste Gabriel Zucman, professeur à l’Ecole normale supérieure et président de l’Observatoire fiscal de l’Union européenne. Mais le 12 juin, le Sénat, dominé par une alliance de la droite et du centre, a rejeté le texte par 188 voix « contre » et 129 « pour ».
Cette opposition entre les deux chambres du Parlement illustre les différences de vues, a priori irréconciliables, entre des responsables politiques qui estiment que la situation budgétaire de la France est essentiellement liée à la baisse des recettes fiscales ces dernières années, et ceux qui pensent que le désendettement du pays passera d’abord par la production de richesses.
De quoi parle-t-on ?
La « taxe Zucman » est une proposition d’impôt plancher ciblant le patrimoine des plus hauts revenus. Elle a été présentée en juin 2024 dans un rapport sur la taxation des ultrariches rédigé par Gabriel Zucman à la demande du Brésil, dans le cadre de sa présidence du G20. L’idée est d’instaurer une taxation additionnelle sur les patrimoines qui dépassent les 100 millions d’euros si le total des impôts déjà acquittés représente moins de 2 % de ce patrimoine.
L’objectif principal de cette surtaxe est de corriger un phénomène de régression fiscale, souvent dénoncé à gauche de l’échiquier politique, les très hauts patrimoines ayant tendance à s’appuyer sur des mécanismes d’optimisation fiscale qui leur permettent de payer proportionnellement moins d’impôts que les classes moyennes et populaires. Par ailleurs, la taxe Zucman ne vise pas seulement les revenus déclarés au fisc, mais aussi le capital professionnel dans la mesure où les bénéfices des sociétés détenues constituent une large part de la richesse des tranches les plus aisées. En France, le rendement estimé d’un tel impôt serait de 20 milliards d’euros par an, avec une marge d’erreur d’environ 5 milliards.
Un impôt jugé « confiscatoire »
« Cet impôt présente beaucoup trop de faiblesses – d’ordre constitutionnel, opérationnel ou économique – pour être adopté », avait estimé en juin dernier, depuis la tribune du Sénat, Emmanuel Capus, élu Horizons et rapporteur de ce texte pour la Chambre haute. Selon le sénateur, sans dispositif de plafonnement, une taxe de 2 % sur l’ensemble du patrimoine serait jugée « confiscatoire » par le Conseil constitutionnel et donc censuré. En 2012, les sages de la rue Montpensier ont déjà retoqué un taux d’imposition de 1,8 % au nom du principe d’égalité devant la charge publique. François Bayrou avait d’ailleurs repris cet argument lors de son passage sur quatre chaînes d’informations le 31 août.
Toujours lors des débats au Sénat, la ministre démissionnaire des Comptes publics, Amélie de Montchalin, avait illustré ce risque de rupture d’égalité en évoquant la très forte concentration de cet impôt, qui ne ciblerait que 0,01 % des foyers fiscaux. « Nous parlons de 1 800 personnes, quand l’impôt sur la fortune, je le rappelle, concernait 350 000 personnes. »
Une fuite des investissements
Mais l’argument le plus souvent repris à droite et au centre, est celui d’un risque massif d’exode fiscal chez des contribuables qui, en dépit de leur très faible poids démographique, jouent un rôle économique de premier plan. Une menace renforcée par le fait que la taxe Zucman s’attaquerait à la fois aux revenus et à « l’outil de travail », c’est-à-dire aux sociétés. Selon les données du Conseil d’analyse économique (CAE), organisme indépendant chargé d’orienter les choix économiques de Matignon, les entreprises contrôlées par le 1 % des ménages les plus riches, soit environ 380 000 personnes, représentent à elles seules 19,6 % du chiffre d’affaires total généré en France.
« Une entreprise n’est pas un capital dormant qui ne profite qu’à son propriétaire ; c’est un levier d’investissement, de croissance et de création d’emplois dans un pays », avait défendu devant ses collègues le sénateur Xavier Iacovelli, membre du groupe RDPI qui rassemble les macronistes du Sénat. « Pardonnez-moi, mais cette loi enverrait un signal clair à ceux qui contribuent à l’attractivité économique de notre pays : celui de la défiance. Et ce, au moment même où la France a regagné en attractivité grâce à des réformes engagées depuis 2017. »
Si le LR Dominique de Legge a salué « l’intention louable de rétablir une plus grande justice fiscale », il a estimé que les différents effets de bords nécessitaient d’inscrire ce type de « réflexions fiscales » dans « des travaux plus globaux sur le budget ».
Une manne opportune dans un contexte de fortes tensions budgétaires
Le rendement important de la taxe Zucman, qui épargne les classes moyennes et populaires, est vu par la gauche comme une réponse efficace et immédiate à la crise budgétaire. « Avons-nous vraiment le luxe de nous priver de 20 milliards d’euros de recettes fiscales ? », a pointé le socialiste Thierry Cozic, vice-président de la commission des finances du Sénat. « Vous préférez, finalement, perdre 20 milliards d’euros de recettes potentielles pour protéger des privilégiés plutôt que d’investir dans la santé […], la transition écologique, la réindustrialisation, l’école ou l’hôpital », a également brocardé l’écologiste Yannick Jadot.
À plusieurs reprises, la taxe Zucman a été présentée comme un moyen de renforcer la cohésion sociale, en rééquilibrant l’effort fiscal en direction des plus fortunés dans un contexte de fortes tensions, attisées notamment ces dernières années par la réforme des retraites, la crise de l’énergie et la séquence inflationniste. « Nous sommes confrontés à l’heure actuelle à une forte tension sociale. La question de la justice sociale est donc absolument primordiale », a voulu alerter l’écologiste Ghislaine Senée. « Les prochains débats budgétaires s’annoncent d’ores et déjà difficiles : si vous n’incluez pas les plus fortunés dans la communauté nationale, en corrigeant cette injustice fiscale, vous serez totalement inaudible lorsque vous demanderez des efforts aux Françaises et aux Français », a également averti son collègue Thomas Dossus.
Une réponse à la concentration des richesses
Au cours des débats, la gauche a battu en brèche les accusations de spoliation formulées par la droite en invoquant le montant des patrimoines visés par cette taxe. Un argument notamment déroulé par le communiste Pascal Savoldelli : « Selon l’Observatoire des inégalités, les 500 premières fortunes françaises détiennent 1 228 milliards d’euros d’actifs nets, contre 124 milliards d’euros en 2003. Elles ont donc augmenté de 890 % en vingt ans. Les dix premières représentent à elles seules 400 milliards d’euros. Pourtant, elles contribuent en moyenne à hauteur de 0,2 %. Dans ce contexte, la droite sénatoriale nous explique que ce filet fiscal serait confiscatoire… », a-t-il ironisé. « C’est la situation actuelle qui est anticonstitutionnelle : aujourd’hui, l’impôt n’est pas redistributif puisque les gens ne paient pas ‘en raison de leurs facultés’ », a appuyé le socialiste Alexandre Ouizille.
Pascal Savoldelli a également défendu « la lucidité » d’un dispositif qui cible l’ensemble du patrimoine, et adapte ainsi la fiscalité à l’évolution économique des situations patrimoniales, « car, à ces niveaux de richesse, c’est non plus le revenu déclaré qui traduit la capacité contributive réelle, mais la masse critique du capital accumulé ».
Un risque d’exode fiscal limité
Pour répondre aux attaques sur le risque d’exil fiscal, les sénateurs de gauche ont cité à plusieurs reprises différentes études sur le caractère « marginal » des départs. Plus récemment, une note du Conseil d’analyse économique est venue leur apporter du grain à moudre. Selon ce document, rédigé par six économistes qui ont passé au crible les effets des dernières réformes fiscales, les variations d’imposition sur les hauts patrimoines ont bel et bien un effet d’accélération sur l’exil fiscal, mais les conséquences sur l’économie française restent minimes.
Par ailleurs, pour prévenir les départs, les élus écologistes ont intégré à la taxe Zucman un mécanisme qui prévoit que « ceux qui s’expatrient resteront redevables de cet impôt plancher pendant cinq ans. » Mais la mesure n’a pas suffi à dissiper les craintes du côté du bloc gouvernemental. « Voyons les choses en face : que se passera-t-il la sixième année ? Nous n’aurons ni rendement, ni exit tax, ni entreprises ! », avait retoqué Amélie de Montchalin.
Faute de majorité à l’Assemblée nationale et face aux appels au compromis, le débat sur la taxation des plus hauts patrimoines est loin d’être clos. Qu’il s’agisse de la taxe Zucman ou d’une autre forme d’imposition, il devrait certainement continuer de peser sur les futures discussions budgétaires.