Un coût annuel de 211 milliards d’euros : la commission d’enquête du Sénat sur les aides publiques aux entreprises réclame un « choc de transparence »

À l’issue de six mois de travaux, la commission d’enquête sénatoriale sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants a rendu son rapport. Après deux décennies de progression de ces dépenses, les sénateurs appellent à une forme de reprise en main des dispositifs, en particulier au travers d’une meilleure évaluation et la fixation de nouvelles contreparties dans leur octroi.
Guillaume Jacquot

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L’exercice est inédit au Parlement. Ces cinq derniers mois, une commission d’enquête au Sénat a entendu 33 dirigeants de grandes entreprises, comme TotalEnergies, LVMH, Sanofi, Michelin, Lactalis ou encore STMicroelectronics. Son objectif : mesurer l’ampleur des aides publiques dont elles bénéficient, et s’interroger sur la façon dont elles sont suivies et évaluées. Lancé cet hiver sur l’initiative du groupe communiste, républicain, citoyen et Kanaky (CRCE-K), après l’annonce de plusieurs réductions d’effectifs à Michelin et Auchan notamment, cet organe de contrôle a rendu public son rapport ce 8 juillet.

« Quelques années après la gabegie qu’a constitué le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), l’actualité sociale fait ressurgir dans le débat public la problématique de la conditionnalité des aides publiques, ainsi que celle d’un contrôle plus strict et d’une évaluation plus poussée de ces aides », écrit le sénateur communiste Fabien Gay, en préambule de son rapport adopté le 1er juillet, à l’unanimité.

À l’issue de 87 heures d’auditions, auxquelles ont participé des responsables politiques passés ou actuels, des représentants de l’administration, des économistes ou encore des partenaires sociaux, les sénateurs formulent 26 propositions, en faveur d’un « choc de transparence » en matière de données, un « choc de rationalisation » des aides à tous les niveaux d’intervention puisqu’on recense plus de 2 200 dispositifs en tout genre. Les préconisations visent aussi à provoquer un « choc de responsabilisation » en matière de conditionnalité des aides et des dividendes, ainsi qu’un « choc d’évaluation ». « Le paysage des aides publiques aux entreprises semble d’aujourd’hui éclaté et échapper à toute réflexion d’ensemble », constate le rapporteur Fabien Gay (communiste), au début du rapport.

Un rapport annuel sur le suivi des aides publiques

Le premier enseignement de la commission d’enquête est d’abord de nature budgétaire. La première interrogation portait sur l’estimation du coût global pour les finances publiques des aides publiques. Face au manque de données fines à la main du gouvernement, la commission livre son propre calcul du total des aides publiques d’État versées aux entreprises. Selon son agrégat, pour l’année 2023, elles atteignent au moins 211 milliards d’euros, un montant qui comprend les subventions d’Etat, les aides versées par Bpifrance, les dépenses fiscales ou encore les allègements de cotisations sociales. Ce chiffre n’intègre pas les aides versées par les communes et leurs groupements, ni celles par les régions (estimées à 2 milliards d’euros selon leur association) ni les aides versées par l’Union européenne (leur montant pouvant atteindre jusqu’à 10 milliards d’euros).

« On voulait un chiffre précis, qui n’est pas discutable », insiste le rapporteur Fabien Gay, qui parle de « données objectivées ». « C’est un grand étonnement que ça soit une commission d’enquête sénatoriale, qui soit obligée de faire ce travail, qui n’était pas fait par l’administration », poursuit-il.

Le rapport de la commission, qui était présidée par le sénateur LR Olivier Rietmann (président de la délégation aux entreprises), précise que les aides doivent « s’apprécier dans un contexte global ». Les sénateurs rappellent que les prélèvements obligatoires sur les entreprises sont parmi les plus élevés de l’Union européenne (20 % de la valeur ajoutée brute, selon Rexecode), et que deux grandes économies, les Etats-Unis et la Chine ont consacré plusieurs centaines de milliards de dollars de soutiens publics et d’investissements en direction de leurs industries et de leur tissu économique au sens large. « Il n’y a pas de jugement de valeur. On ne peut pas dire qu’on a été choqué par les 211 milliards. Sans évaluation réelle, impossible de dire si ces 211 milliards sont bien ou mal utilisés », précise Olivier Rietmann.

Plusieurs recommandations sont formulées dans le but de renforcer la transparence et l’information du public. Les sénateurs veulent que l’Insee crée d’ici le 1er janvier 2027 un tableau « détaillé et actualisé chaque année » des aides publiques versées aux entreprises. Ce tableau serait complété de notes explicatives et pédagogiques, ainsi que les données relatives aux prélèvements obligatoires « nets » imposés aux entreprises. Les sénateurs imaginent également la publication chaque année d’un rapport, par le Haut-Commissariat à la stratégie et au plan, sur le suivi des aides versées aux grandes entreprises, entreprises de taille intermédiaires et aux PME, destiné aux parlementaires et aux partenaires sociaux. Un renforcement de l’information est également demandé au sein des entreprises, avec un accès aux données relatives aux aides publiques pour les comités sociaux et économiques.

Au cours des auditions, l’idée d’une publication d’un tableau public sur les aides perçues avait été bien accueillie par les chefs d’entreprise. Cette idée, à condition de mettre en parallèle les prélèvements dont elles sont redevables, avait fait consensus.

Remboursement des aides en cas de délocalisation d’un site

Avec l’évaluation d’ensemble, les préconisations de la commission d’enquête sur la fixation de conditions à l’octroi des aides étaient également très attendues, dans un contexte de la multiplication de plans sociaux ou de plans de départs volontaires. Le rapport note que les « contreparties en termes d’emplois sont encore peu contraignantes en France » et que les conditionnalités aux aides ont encore « une place marginale ou peu opérante » dans le droit français. Certaines aides sont déjà assorties de contreparties. Les aides versées dans le cadre des zones dites d’aide à finalité régionale incluent des clauses anti-délocalisations. Certaines aides régionales à des projets sont liées à des obligations de maintien de l’emploi. Quant aux entreprises bénéficiaires de prêts garantis par l’Etat, nombreux durant la crise sanitaire, celles-ci devaient s’engager à ne pas distribuer de dividendes ni à racheter d’actions.

La commission d’enquête formule de nouvelles modifications législatives. Elle préconise d’interdire l’octroi d’aides et d’imposer leur remboursement dans le cas d’entreprises condamnées de manière définitive pour une « infraction grave » ou qui ne publient pas leurs comptes. Elle demande également une disposition prévoyant le remboursement total d’une aide de l’Etat ou d’une collectivité locale si une entreprise procède à une délocalisation de l’activité concernée dans les deux années qui suivent.

Le rapporteur Fabien Gay, qui avait dénoncé les réductions d’emplois en parallèle de la croissance du montant des dividendes, a également été rejoint sur un autre point par ses collègues. Le rapport de la commission appelle à exclure les aides publiques dans le périmètre du résultat distribuable, c’est-à-dire sur lequel est assis le calcul du dividende. La recommandation exclut toutefois les exonérations et allègements de cotisations sociales, des aides prises en compte dans cette soustraction.

« Pour des raisons d’exemplarité », les sénateurs poussent également le gouvernement à inviter Michelin à rembourser la part de CICE indûment perçue. Celle-ci avait été utilisée pour l’achat de six machines qui n’ont jamais été utilisées pour le site de la Roche-sur-Yon, fermé en 2020, et qui ont été transférées sur d’autres sites européens. « Si le CICE n’a pas servi aux machines qui sont restées en France, il ne serait pas anormal qu’on le rembourse », avait reconnu le président du groupe Michelin, Florent Menegaux, lors d’une audition.

La commission a d’ailleurs tenté à deux reprises d’auditionner l’ancien président de la République François Hollande, pour revenir sur les raisons qui ont conduit son gouvernement à mettre en place ce crédit impôt compétitivité emploi (CICE). Le rapporteur Fabien Gay « regrette » que l’ancien chef de l’État ait refusé de se présenter, bien qu’il n’était pas tenu juridiquement d’y répondre, au regard de son ancienne fonction. Ce dernier avait toutefois participé à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la souveraineté industrielle ou encore celle du Sénat sur les activités de TotalEnergies.

Un suivi et une évaluation des dépenses fiscales « défaillants »

Si la commission d’enquête dresse un satisfecit global sur le contrôle des aides, en particulier sur les aides issues des fonds européens, des aides accordées par la Sécurité sociale, ou encore des aides issues de l’État et de ses opérateurs, les sénateurs relèvent toutefois que le suivi et l’évaluation des dépenses fiscales, qui représentent en 2023 près de 43 milliards d’euros, sont « défaillants ».

Les conclusions sénatoriales épinglent notamment l’absence d’une évaluation régulière par un organisme dédié. Le rapport fait le constat que « la majorité des dépenses fiscales majeures » échappe à cet exercice de façon régulière. C’est notamment le cas du pacte Dutreuil (transmission des petites entreprises notamment), du crédit d’impôt pour les entreprises de création de jeux vidéo, de la taxe au tonnage pour les transporteurs maritimes (qui concerne notamment l’armateur CMA-CGM), ou encore l’IP Box, un impôt sur les sociétés abaissé pour certains actifs de propriété intellectuelle.

Les sénateurs souhaitent provoquer à l’avenir un « choc d’évaluation ». Ils suggèrent de confier au Conseil des prélèvements obligatoires la mission de réaliser tous les trois ans une évaluation pour chaque dépense fiscale supérieure à 50 millions d’euros, ou encore de faire figurer dans les annexes des lois de finances des indicateurs de performance pour les 15 dépenses fiscales les plus coûteuses.

Un travail de simplification et rationalisation

Face à la complexité du maquis d’aides, qui ne rend ni service aux entreprises, ni au contrôle parlementaire, le rapport met en évidence une trop longue inertie sur ce sujet. « Les aides publiques aux entreprises constituent une sorte de jungle vierge dans laquelle l’Etat lui-même hésite à s’aventurer ou s’aventure dans les hésitations », commentait déjà en 2003 Alain Etchegoyen, commissaire au Plan. Exhumée dans les premiers pages de son rapport, Fabien Gay souligne que cette citation « reste hélas d’actualité ».

La moitié des recommandations visent à « rationaliser le paysage des aides », « à tous les niveaux ». La commission d’enquête souhaite en particulier qu’à l’avenir toute création d’aide publique soit précédée d’une étude d’impact. Elle plaide également pour la mise en place d’un guichet unique dans chaque région, pour centraliser les demandes de toutes les aides de l’Etat, et éviter des doublons potentiels.

Mais certaines propositions prendront une dimension particulière, à une semaine de l’annonce des grandes orientations du Premier ministre pour la construction des textes budgétaires de 2026. La commission sénatoriale préconise aussi de « rationaliser les aides publiques aux entreprises en divisant par trois le nombre de dépenses fiscales et de subventions budgétaires aux entreprises d’ici 2030 », mais également de « poursuivre la réflexion sur l’efficacité des allègements de cotisations sociales par secteurs d’activité ». Ces dernières ont atteint près de 80 milliards d’euros.

« Nous voulons changer la doctrine des aides publiques. Est-ce qu’un projet rentable doit être accompagné ? Nous ne le pensons pas », fait savoir Fabien Gay. Le rapport préconise fixer, au niveau de l’Etat, de ses agences et de ses opérateurs, des « critères de choix entre les différents types d’aide », en « montrant l’intérêt des avances remboursables ».

Sur le crédit impôt recherche (CIR), les sénateurs veulent qu’une réflexion soit engagée pour réduire le périmètre de la sous-traitance, et exclure certaines activités de ce coup de pouce fiscal. Les sénateurs plaident également pour une bonification des entreprises qui industrialiseraient en France le résultat de leur recherches épaulées par le CIR.

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