« Les atteintes à la laïcité reculent », affirme Anne Genetet dans un entretien à La Tribune, alors que les collégiens et lycéens du pays rendent aujourd’hui hommage à Samuel Paty et Dominique Bernard. « En septembre 2023, on recensait au total 838 faits d’atteintes à la laïcité dans les écoles, collèges et lycées. En septembre 2024, c’était 110 », poursuit la ministre, saluant une « baisse est très nette ».
Depuis 2022, le ministère communique sur les chiffres des atteintes à la laïcité et aux principes de la République, remontés des écoles, collèges et lycées. Des chiffres qui fluctuent grandement d’un mois à l’autre, au gré de l’actualité et des consignes du ministère adressées au personnel.
Ainsi, dans le contexte d’interdiction ferme du port de l’abaya et du qamis décrétée par Gabriel Attal à la rentrée dernière, le ministère soulignait lui-même une forte hausse des signalements d’atteintes à la laïcité, liés au port de tenues ou de signes religieux dans plus de huit cas sur dix. Un mois plus tard, alors qu’une consigne de fermeté est donnée pour faire respecter l’hommage à Dominique Bernard, ce sont les signalements pour « provocation verbale » et « refus des valeurs républicaines » qui connaissent une hausse.
« La laïcité ne se mesure pas, elle s’applique et chaque atteinte est une atteinte de trop »
Auprès de La Tribune, Anne Genetet précise que cette diminution drastique serait notamment due à l’interdiction du port de l’abaya. Contacté, le ministère de l’Éducation nationale n’a pour le moment pas communiqué le détail des chiffres annoncés par la ministre. Au Sénat, ils sont en tout cas reçus avec prudence.
« L’interdiction claire de l’abaya a mis utilement fin à un contentieux, en affirmant clairement les principes de la loi de 2004. Mais on ne peut pas réduire les atteintes à la laïcité à la question de l’abaya, on sait que ces atteintes existent aussi dans la pratique du sport, dans la contestation des enseignements notamment en histoire et en français… », précise le sénateur centriste Laurent Lafon.
« Je reprochais à l’époque au ministre Pap Ndiaye de commenter régulièrement les données des atteintes à la laïcité, je fais le même reproche à Anne Genetet. La laïcité ne se mesure pas, elle s’applique et chaque atteinte est une atteinte de trop », juge Max Brisson. Le sénateur Les Républicains met en garde la ministre : « Pas de cocorico sur le sujet, au risque d’être démenti dans un mois par des événements qui génèreraient une nouvelle flambée des atteintes à la laïcité. »
Une formation à la laïcité « trop éloignée des réalités des établissements scolaires »
Au bilan plutôt positif tiré par la ministre de l’action de l’État ces dernières années, les sénateurs opposent un bilan bien plus contrasté. Laurent Lafon et François-Noël Buffet (depuis nommé ministre) s’étaient ainsi emparés du sujet à l’été 2023, en lançant une commission d’enquête sur les menaces et agressions d’enseignants. Dans leur rapport, rendu en mars dernier, les sénateurs pointent notamment une « formation défaillante » du personnel de l’Education nationale sur les sujets de laïcité.
« Les formations ne sont pas satisfaisantes. Notamment dans les INSPÉ [instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation], où ce sont des professeurs d’université qui forment les enseignants sur ces questions. Dans notre rapport, nous demandons que cette partie de la formation soit assurée par des professionnels de l’Education nationale, car l’apport théorique de l’université est important, mais trop éloigné des réalités des établissements scolaires », explique Laurent Lafon.
Pour son collègue Max Brisson, cette formation des professeurs à l’université conduit par ailleurs à un « écart générationnel » dans la compréhension de la notion de laïcité. « Il y a un décalage entre les jeunes professeurs, qui sont baignés dans une culture de la laïcité relative, à l’anglo-saxonne, et leurs ainés qui ont été imprégnés dans leur formation initiale par la conception française de séparation intransigeante entre sphère publique et privée », estime-t-il.
Outre la formation initiale des professeurs, la formation continue semble aussi être lacunaire. C’est en tout cas ce qu’avance le sénateur communiste Pierre Ouzoulias, qui déplore un manque de moyens humains pour permettre sa mise en œuvre. « On ne sait pas quoi faire des élèves lorsque leur enseignant est en formation. Tant qu’on ne dégagera pas plus de moyens pour permettre une rotation et un remplacement des enseignants en formation, on n’y arrivera pas », dénonce-t-il.
Sur les deux volets, l’Education nationale prévoit en tout cas d’accélérer, avec pour objectif de former tous les personnels au sujet de la laïcité en l’espace de cinq ans. Dans son entretien à La Tribune, Anne Genetet affirme que cette mesure « se déploie de plus en plus », avec 267 000 agents du ministère formés pour l’année scolaire 2023-2024.
« Malheureusement, la culture du “pas de vagues” continue d’innerver »
Si les sénateurs attendent une meilleure formation des professeurs, ils demandent aussi qu’ils soient mieux protégés. Sur ce volet, la ministre annonce qu’elle planche avec son homologue du ministère de la Fonction publique sur une modification de la loi permettant à l’Education nationale de déposer plainte pour son agent en cas de menaces. « Cela faisait partie des recommandations de notre rapport », salue Laurent Lafon, « il faut alléger les démarches pour les professeurs, pour qu’ils ne soient pas seuls comme cela a été le cas pour Samuel Paty ».
Alors que le Premier ministre s’est rendue justement ce 14 octobre au collège de Conflans-Sainte-Honorine où le professeur d’histoire exerçait et a été assassiné, une autre facette de la protection des enseignants est sur la table : la protection fonctionnelle. Une aide à laquelle tous les fonctionnaires ont le droit, imposant à l’administration de prendre les mesures adéquates pour faire cesser les menaces, de réparer le préjudice subi par l’agent et d’apporter si nécessaire une assistance juridique. Une protection sollicitée par Samuel Paty, mais qu’il n’a jamais obtenue.
Anne Genetet l’affirme, « désormais, un professeur menacé obtient la protection fonctionnelle dans 100 % des cas ». Pour les sénateurs, la réalité semble un peu plus nuancée. « J’aimerais que la ministre ait raison, mais je ne suis pas sûr que la situation soit si idyllique. Malheureusement, la culture du “pas de vagues” continue d’innerver. Il y a encore des chefs d’établissement qui essayent de minimiser les faits, pour gérer cela en interne. C’est ce qui était arrivé à Samuel Paty », déplore Max Brisson.
Dans les faits, si les demandes de protection fonctionnelle ne cessent d’augmenter, leur taux d’octroi serait même plutôt en diminution. Selon une enquête de la direction juridique du ministère de l’Education nationale publiée à la rentrée, celui-ci s’élevait à 76 % en 2022, contre 72 % l’année suivante. Dans ce contexte, le sénateur communiste Pierre Ouzoulias vient de déposer une proposition de loi, visant à accorder une protection fonctionnelle « de droit » aux enseignants qui en font la demande.