« Avoir TotalEnergies en France reste un atout » : Bruno Le Maire joue la carte du pragmatisme devant la commission d’enquête

Auditionné devant la commission d’enquête TotalÉnergie au Sénat, le ministre de l’Économie et des Finances a ménagé la multinationale pétrolière, la qualifiant d’entreprise « clé » pour « la politique économique, énergétique et climatique de notre pays ». Bruno Le Maire met également en garde contre toute « décision » qui remettrait en cause le plafonnement des carburants chez Total sous les 2 euros le litre.
Guillaume Jacquot

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Les membres du gouvernement commencent à être entendus par la commission d’enquête sénatoriale sur les relations entre l’État et TotalEnergies. Le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire était le premier reçu ce 4 avril par l’instance de contrôle, mise en place par le groupe écologiste au début de l’année. Selon l’intitulé exact, les parlementaires se penchent sur les « moyens mobilisés et mobilisables par l’État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France ».

Le ministre, dont le portefeuille a été élargi à l’énergie en janvier, a souligné en préambule que la multinationale était une « entreprise clé pour la politique économique, énergétique et climatique de notre pays », mais qu’il n’y avait « aucun traitement de faveur particulier ». Sur une position d’équilibriste, le locataire de Bercy a rappelé que Total émettait directement (production) ou indirectement (empreinte carbone de ses produits) 84,5 millions de tonnes de CO2 par an, soit l’ordre de grandeur de la totalité des émissions directes de la production industrielle. Parallèlement, Bruno Le Maire a également noté que la major française « investissait massivement dans les énergies renouvelables », avec 5 milliards engagés dans l’énergie bas carbone l’an dernier.

Sollicité sur le sujet par le président de la commission Roger Karoutchi (LR), Bruno Le Maire a également approuvé l’ambition de Patrick Pouyanné de jouer un rôle dans la relance du nucléaire. Le PDG s’en était expliqué au Forum économique mondial, à Davos le 19 janvier.

 Nous ne voyons que des avantages à ce que Total participe sous une forme ou une autre à l’investissement dans les réacteurs nucléaires.  

Bruno Le Maire

Se plaçant dans un rôle de régulateur du monde économique, Bruno Le Maire a rappelé deux récentes décisions prises par son ministère pour inciter à la décarbonation. Depuis l’an dernier, les entreprises françaises actives dans les hydrocarbures ne peuvent plus bénéficier des garanties publiques de soutien à l’export. En mars, un nouveau référentiel en matière de finance durable est entré en vigueur. Le label investissement socialement responsable (ISR), un outil important dans la constitution de fonds d’épargne vertueux sur le plan environnemental, exclut désormais les entreprises qui exploitent du charbon ou des hydrocarbures non conventionnels, ainsi que celles qui se lancent dans de nouveaux projets d’exploration ou d’exploitation d’hydrocarbures.

« Total et les autres ne font que répondre à la demande », décrit Bruno Le Maire

Mais Bruno Le Maire compte surtout sur la fin de la commercialisation des voitures thermiques dans l’Union européenne à compter de 2035, échéance qui devrait selon lui avoir un effet sur la demande de carburants. « Dans le fond, si on veut décarboner Total, il faut d’abord décarboner le transport en France, c’est ce qu’il y a de plus efficace […] Total et les autres ne font que répondre à la demande », a argumenté le ministre.

À la question d’une entrée au capital de TotalEnergies, le ministre de l’Économie a répondu par la négative sans réserve. « Ce n’est pas clairement pas notre ligne politique. L’État n’a ni les moyens, ni la vocation à entrer au capital de TotalEnergies », a insisté Bruno Le Maire. Les écologistes en ont fait un combat. Le 28 mars, leur tête de liste aux élections européennes, Marie Toussaint, avait appelé à « prendre le contrôle » des six premières entreprises pétro-gazières européennes en acquérant 51 % des droits de vote dans les différentes sociétés, afin de les inciter à sortir des énergies fossiles. La capitalisation de TotalEnergies frôle actuellement les 160 milliards d’euros.

Le rapporteur de la commission d’enquête, Yannick Jadot a sourcillé face à l’argumentation du ministre. « À vous écouter, il faudrait vendre toutes nos parts dans Engie », a répliqué le sénateur. L’État détient en effet le groupe, dont l’activité repose en large partie sur le gaz, à hauteur de 24 %. Bruno Le Maire a fait valoir qu’il était crucial d’être au capital de cette société, en raison de sa gestion du réseau de distribution du gaz. « Je ne prends de participation que lorsqu’il n’y a aucune alternative et que l’intérêt stratégique est en jeu », a expliqué le ministre de l’Économie.

« Nous aurons encore besoin pendant des années des hydrocarbures », relève le ministre

Au cours de son audition, Bruno Le Maire a tenu à faire une autre remarque. « Le fait d’avoir TotalEnergies en France reste un atout économique majeur pour notre pays. » À l’objectif de l’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050, l’exécutif défend en parallèle le souci d’assurer l’indépendance énergétique du pays, un objectif qu’une entreprise nationale pourrait « garantir ». « Nous aurons encore besoin pendant des années des hydrocarbures », a développé Bruno Le Maire.

 C’est un atout, cela ne nous empêche pas de sortir du fossile à marche rapide. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, disposer de TotalEnergies sur le sol français n’est pas un moyen de ralentir la sortie du fossile, mais un moyen de l’accélérer. 

Bruno Le Maire

Le ministre de l’Économie a, en particulier, insisté sur le rôle de TotalEnergies dans la diversification des sources d’approvisionnement en hydrocarbures, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Dans une période marquée par un très net rebond des cours du pétrole sur les marchés, il a également rappelé que l’entreprise avait « permis de lutter contre l’inflation », en plafonnant le prix du litre de carburant à 1,99 euro depuis l’an dernier, à la demande du gouvernement.

Cet automne, en plein débat budgétaire, le PDG de TotalEnergies Patrick Pouyanné avait menacé de ne pas reconduire en 2024 ce geste commercial en cas de nouvelles taxes, notamment sur les raffineries. Or, depuis plusieurs jours, le gouvernement a rouvert la réflexion sur un remodelage de la contribution pesant sur les énergéticiens : son rendement 2023 n’a pas été à la hauteur des attentes. Et au sein de la majorité présidentielle, le débat sur la taxation des « superprofits » a refait surface depuis la récente dégradation des comptes publics.

 Je souhaite évidemment que ce soit maintenu et que nous ne prenions aucune décision qui puisse remettre en cause ce plafonnement  

Bruno Le Maire au sujet du plafonnement par TotalEnergies du prix des carburants à 1,99 euro le litre

La sénatrice LR Sophie Primas a sondé le ministre sur les effets que pourraient constituer de telles décisions sur les prix de vente de Total ou encore ses investissements dans les énergies renouvelables. Invitant les parlementaires à travailler « tous ensemble » sur la contribution sur les rentes inframarginales, « pour avoir le dispositif le plus approprié », Bruno Le Maire a également considéré que le plafonnement des prix du carburant représentait une « sécurité absolument essentielle » pour les automobilistes. « Je souhaite évidemment que ce soit maintenu et que nous ne prenions aucune décision qui puisse remettre en cause ce plafonnement. »

« Total investit beaucoup plus dans le gaz de schiste et le pétrole » que dans les énergies vertes, épingle Yannick Jadot

Si Yannick Jadot a esquissé quelques points d’accord dans la présentation faite par Bruno Le Maire en début d’audition, l’ancien eurodéputé a aussi considéré que le propos ne recouvrait « qu’une partie de la réalité ». « Est-ce que Total investit dans les énergies renouvelables ? Oui, incontestablement. Elle investit beaucoup plus dans le gaz de schiste et le pétrole, c’est ça le problème […] Est-ce que la France continue à appuyer, y compris Total, dans ces nouveaux projets d’exploration et d’exploitation de pétrole et de gaz, c’est aussi malheureusement la réalité », a accusé l’ancien directeur des campagnes de Greenpeace France.

Au-delà de l’environnement, les sénateurs se sont aussi penchés sur les implications des activités de Total sur la politique étrangère de la France. Le socialiste Jean-Claude Tissot a ainsi évoqué la présence de Total en Russie, à travers son contrat de long terme avec Yamal LNG dans la production de gaz naturel liquéfié. L’entreprise française détient toujours sa part dans le capital de Novatek, le numéro deux du gaz russe. « Dans une période de si grande tension géopolitique, pouvons-nous encore accepter un tel engagement », a questionné le sénateur de la Loire.

Roger Karoutchi ironise sur la naissance d’un « axe Le Maire – Jadot »

« Nous avons fait en sorte que toutes les entreprises respectent strictement et rigoureusement le régime de sanctions européennes », lui a répondu le ministre, assurant qu’aucune garantie publique à l’export n’avait été octroyée au projet gazier LNG. Relancé plus tard par Jean-Marc Vayssouze-Faure (PS) sur le même sujet, Bruno Le Maire a rappelé que le gaz faisait encore figure d’exception dans les paquets de sanctions européennes, l’approvisionnement russe représentant encore « 15 % des importations de gaz naturel de l’Union européenne ». Il y a un an, les Européens s’étaient engagés à renoncer totalement au gaz de la Fédération de Russie d’ici 2027.

En fin d’audition, Bruno Le Maire a tendu la main en partie à l’une des propositions de Yannick Jadot. Ce dernier demande une généralisation des résolutions dites « Say on climate », portées par des actionnaires afin que les assemblées générales des sociétés cotées puissent se prononcer par vote sur la politique climatique interne. Cette recommandation avait été formulée par la Cour des comptes, qui avait axé, entre autres, son dernier rapport annuel sur les politiques d’adaptation au changement climatique. « Ma réponse est oui, il faut le faire au niveau européen. Je ne veux pas désavantager les entreprises françaises par rapport à d’autres entreprises européennes », a indiqué le ministre.

De quoi faire sourire en clôture le président Roger Karoutchi, qui a ironisé sur la naissance d’un « nouvel axe Le Maire – Jadot ». « Moi, je dis ça, je ne dis rien, mais ça va jaser. »

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