Dans un contexte politique indécis et alors que les institutions de la IIIe République sont encore balbutiantes, le Sénat est créé par l’amendement Wallon, le 30 janvier 1875. Pour la deuxième fois après le directoire, une constitution républicaine s’appuie sur deux chambres. Un équilibre qui n’a alors rien d’une évidence et ne fait pas consensus au sein des forces républicaines, plus favorable à un Parlement monocaméral représentant le peuple. C’est pourtant dans ce contexte que le Sénat va réussir à s’imposer dans la tradition républicaine française et développer une pratique durable du bicamérisme.
Le Sénat, une chambre d’inspiration monarchique
En effet, avec l’intégration de l’amendement Wallon, le Sénat est créé et dispose de pouvoirs importants. « Ce qu’il faut avoir en ligne de mire, c’est que le bicamérisme est instauré en 1875 car l’assemblée constituante est royaliste et orléaniste. Donc on reprend le bicamérisme de 1830 et on cherche à le républicaniser en attendant une restauration. Initialement, il y a une forte connotation monarchique. C’est une institution qui doit permettre le retour à la monarchie donc on lui donne un rôle de verrou, les deux chambres sont égalitaires et une partie des sénateurs est inamovible », explique Jérôme Henning, professeur des universités en histoire du droit à l’université Toulouse Capitole et lauréat du prix spécial de thèse du Sénat en 2018.
Dans cet équilibre institutionnel, le Sénat bénéficie d’une place privilégiée et de prérogatives équivalentes à celles de la chambre des députés. Ainsi, sous la troisième République, les sénateurs peuvent renverser le gouvernement, voter la loi de la même manière que la chambre basse et une partie des sénateurs est inamovible. Les membres de la chambre haute sont également consultés par le président de la République en cas de dissolution de la chambre des députés.
Si la création du Sénat républicain instaure un « bicamérisme égalitaire », la chambre haute est rapidement contestée au fur et à mesure que la nature républicaine du régime se confirme. La remise en cause du Sénat s’accentue à mesure que les républicains s’imposent dans les institutions. « La contestation du Sénat se développe au fur et à mesure que le régime se républicanise, la Chambre des députés devient républicaine en 1877 et le président de la République est républicain à partir de 1879 », note Jérôme Henning. A la fin des années 1870, au gré des élections, une majorité républicaine s’impose au Parlement. Dès lors, le positionnement du Sénat évolue et s’éloigne de son rôle initial de chambre conservatrice.
Le bicamérisme, une limite contre les excès du pouvoir populaire
Dominée par les républicains à partir de 1879, la chambre haute quitte Versailles pour s’installer au Palais du Luxembourg la même année. La restauration monarchique n’est plus à l’ordre du jour mais la suppression du Sénat reste une proposition populaire. « Plusieurs révisions sont proposées, dont une en 1882 qui propose de supprimer le Sénat. Elle n’est finalement pas adoptée, mais le statut des sénateurs inamovibles est supprimé en 1884. Cette proposition était portée par Léon Gambetta puis par Jules Ferry, qui vont finalement voir dans le Sénat un point d’équilibre », souligne Jérôme Henning.
Sans pouvoir bénéficier de la légitimité du suffrage universel, le Sénat va développer un positionnement spécifique en laissant la Chambre des députés se saisir des sujets les plus politiques. « Le Sénat va chercher à développer un rôle de point d’équilibre. Il va se faire discret, n’use pas de toutes ses prérogatives notamment en matière de contrôle du gouvernement. Cette approche est particulièrement visible lors des discussions sur les projets de loi de finances. Le Sénat s’efface aussi sur les lois Ferry (sur l’enseignement gratuit laïc et obligatoire) ou sur la laïcité », explique Jérôme Henning. Une réserve qui s’exprime aussi dans le vote des motions de censure puisque sur la centaine de gouvernements de la IIIe République, seulement dix tombent à cause du Sénat.
Malgré ce rôle, le Sénat reste contesté et est davantage perçu comme une institution de contrôle de la Chambre des députés que comme un point d’équilibre. La critique socialiste du Sénat s’exprime alors fortement à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
La critique socialiste du Sénat, une remise en cause du bicamérisme
« Admettez un moment que cette Chambre du travail se substitue au Sénat actuel oligarchique et sans racines profondes dans le pays, et voyez quelle solide base vous donnez à la République, quelle impulsion décisive vous donnez à la démocratie, à l’égalité, à la justice, à la raison populaire », écrit Jean Jaurès le 13 janvier 1889. La critique socialiste du bicamérisme va se poursuivre après la fin de la troisième République. « C’est une période où l’on juge cette chambre inutile et on va préférer, notamment à gauche, un autre modèle de bicamérisme. Un modèle qui veut plutôt voir émerger une chambre du travail ou de la démocratie sociale plutôt qu’une deuxième chambre politique. Les débats reviennent à l’issue de la seconde guerre mondiale où les socialistes estiment que la tradition républicaine est monocamérale », avance Jérôme Henning.
A l’issue de la seconde guerre mondiale, les Français rejettent par référendum le rétablissement du régime précédent et sont appelés à se prononcer, le 5 mai 1946 sur un projet de constitution monocamérale. Si le projet est rejeté, la Constitution de la IVe République entérine un bicamérisme très inégalitaire et remplace le Sénat par le Conseil de la République. Dans la loi fondamentale de 1946, la navette législative disparaît et le Conseil de la République se contente de donner, au cours d’une unique lecture, un avis sur le projet ou la proposition de loi examiné.
Un bicamérisme inébranlé, malgré les contestations
Le Conseil de la République récupère une grande partie de ses compétences législatives à partir de 1954, mais la chute du régime relance le débat sur le bicamérisme. La Constitution de la Ve République, résolument gaulliste, reprend les propositions de Charles de Gaulle formulées dans le discours de Bayeux. Le bicamérisme n’est pas remis en question et le général de Gaulle estime qu’il faut « attribuer à une deuxième Assemblée, élue et composée d’une autre manière, la fonction d’examiner publiquement ce que la première a pris en considération, de formuler des amendements, de proposer des projets ». Alors que la Constitution de 1958 réduit largement les prérogatives de l’Assemblée nationale à travers le « parlementarisme rationalisé », le Sénat est également perçu comme un « contre-pouvoir » ou une « chambre de tempérance ». Lors de la présentation du projet de Constitution au Conseil d’Etat, Michel Debré attribue au Sénat le rôle de « soutenir, le cas échéant, un gouvernement contre une assemblée trop envahissante parce que trop divisée ». Un objectif retranscrit à travers l’important pouvoir de blocage dont bénéficie le Sénat, notamment en matière de réforme constitutionnelle où il est incontournable.
Néanmoins, sous la Ve République le Sénat connaît de nombreuses évolutions. « On observe plusieurs périodes. Le Sénat est d’abord gaulliste et suit les évolutions induites par la Ve République avec un Parlement beaucoup moins fort. Les choses changent avec l’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing qui se veut réformateur. Le Sénat va s’illustrer comme une force de conservation en votant contre certaines réformes comme l’IVG ou le droit de vote à 18 ans », rappelle Jérôme Henning. Tout au long de la Ve République, le rôle du Sénat est contesté. Ce sera notamment le cas lors du référendum de 1969 qui propose de lui retirer son pouvoir législatif et de fusionner la Chambre haute avec le Conseil économique et social. Plus tard, le Sénat sera qualifié « d’anomalie démocratique » par le Premier ministre, Lionel Jospin.
Malgré ces contestations, le rôle du Sénat et la nature des relations entre les deux chambres continuent d’évoluer. C’est notamment le cas depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron. Compte tenu du faible poids des macronistes au Sénat, les sénateurs développent un rôle de contre-pouvoir en multipliant les commissions d’enquête comme sur l’affaire Benalla ou sur le fonds Marianne. En parallèle, les élus du Palais du Luxembourg renforcent leur rôle de proposition auprès de l’exécutif en tirant parti de l’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale. Dans ce contexte, la première ministre de l’époque, Élisabeth Borne, qualifie alors le Sénat de « force d’apaisement et d’équilibre ». La dernière réforme des retraites et le projet de loi immigration s’inspirent alors directement des travaux sénatoriaux. « Le Sénat incarne une opposition ouverte, diverse mais exigeante », affirme le président du Sénat, Gérard Larcher en 2017.
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024, le poids du Sénat dans le jeu institutionnel s’est encore renforcé. L’influence du Sénat dans la procédure législative s’est accrue au point que l’éphémère gouvernement de Michel Barnier intégrait un nombre record de sénateurs. « Aujourd’hui, nous avons une responsabilité particulière dans la construction de la loi. Le Sénat dispose d’une majorité claire, élargie, forte de sa diversité et de sa solidarité », déclare Gérard Larcher à l’occasion de ses vœux pour l’année 2025.