Il est un peu plus de 20 heures dans l’hémicycle du Sénat ce mercredi 4 décembre. Une quarantaine d’élus est en train de débattre des crédits accordés aux collectivités territoriales dans le prochain budget. Catherine Vautrin, la ministre du Partenariat avec les territoires et de la Décentralisation, est au banc et présente l’avis du gouvernement sur une poignée d’articles additionnels. Loin du tumulte qui agite l’Assemblée nationale – sur le point d’écrire une nouvelle page de l’histoire de la Cinquième République en renversant le gouvernement Barnier -, l’examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2025 suit son train au Sénat, où il est débattu en séance publique depuis le 25 novembre.
Mais à 20 h 28, la déflagration politique fait éclater la bulle sénatoriale. Le président de séance, le communiste Pierre Ouzoulias, interrompt les débats : « Madame la ministre, mes chers collègues, l’Assemblée nationale vient d’adopter une motion de censure à l’encontre du gouvernement. Conformément à l’article 50 de la Constitution, le Premier ministre doit remettre au président la démission du gouvernement. En conséquence, les travaux du Sénat sont ajournés ».
Et après ? La motion de censure qui a été adoptée par les députés portait sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, sur lequel Michel Barnier avait engagé la responsabilité de son gouvernement en début de semaine. Ce texte est donc considéré, en l’état, comme rejeté. A priori, la censure n’efface pas les travaux du Parlement sur les autres textes en discussion, notamment le projet de loi de finances pour 2025. Encore que ce point fasse débat chez certains constitutionnalistes.
Première hypothèse : le budget poursuit son parcours législatif
Cité par Libération, Xavier Cabannes, professeur à l’Université Paris Cité, estime que « tous les projets de loi en discussion tombent » avec le gouvernement. C’est également ce qu’affirme à Public Sénat Paul Cassia, professeur de droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne : « Tous les projets de loi qui ont été déposés par le gouvernement Barnier tombent. Il faut recommencer une procédure budgétaire ».
D’autres, comme Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, et Jean-Pierre Camby, docteur en droit, estiment que « la continuité de la vie nationale » permet le maintien de la navette parlementaire sur le budget 2025. Pour Mathieu Carpentier, professeur de droit public à l’université Toulouse 1, les travaux sont simplement suspendus, dans la mesure où la présence des ministres dans l’hémicycle, obligatoire pour pouvoir légiférer, devient difficilement justifiable lorsqu’il s’agit d’un gouvernement démissionnaire. « Rien en revanche n’empêchera le gouvernement suivant de reprendre l’examen du texte là où les discussions se sont arrêtées ou de présenter un nouveau projet de loi », explique-t-il.
C’est aussi le scénario évoqué par Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée nationale, ce jeudi matin au micro de France Inter. « S’il y a un Premier ministre avec son gouvernement qui est nommé rapidement, ma préférence va sur la poursuite de la navette parlementaire », a-t-elle expliqué. « Il est encore temps de doter la France d’un budget avant 2025, ça n’est pas évident, le temps est extrêmement serré. C’est juridiquement et politiquement possible si tout le monde se met autour de la table », soutient cette macroniste qui appelle « tous les présidents de groupes à se mettre d’accord sur un socle minimum de budget » afin d’amender le texte en cours.
Le Parlement dispose de 70 jours pour aller au bout de l’examen du budget, délai qui arrive à échéance le 21 décembre à minuit cette année. Il reste donc encore deux semaines au parcours législatif pour aboutir, sachant que l’Assemblée nationale n’est pas parvenue à aller au bout des débats en première lecture et que le Sénat a déjà adopté le volet recettes. Passé le 21 décembre, le gouvernement, qu’il soit démissionnaire ou qu’il s’agisse d’une nouvelle équipe ministérielle, est habilité à faire appliquer par ordonnances les dispositions prévues par le texte.
Néanmoins, une note du Secrétariat général du gouvernement considère que le Parlement ne saurait être tenu pour responsable s’il n’était pas en mesure de tenir le délai constitutionnel des 70 jours en raison d’un changement de gouvernement. Suivant cette interprétation, les tractations inhérentes à la nomination d’un nouveau Premier ministre permettraient aux parlementaires et à l’exécutif de s’affranchir du délai légal d’examen, sans toutefois outrepasser la limite du 31 décembre, au-delà de laquelle, en l’absence de budget, la levée des impôts et le fonctionnement a minima des services publics seraient compromis.
Deuxième hypothèse : une adoption partielle du budget
S’il apparaît impossible d’aller au bout de l’examen du budget, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), qui date de 2001, détaille deux mécanismes d’urgence. L’un d’eux consiste à demander avant le 11 décembre un vote séparé sur la première partie du texte, celle consacrée à la fiscalité, ce qui permettrait de lever des recettes. La répartition des crédits pourra ensuite se faire par décret, reconduisant les sommes votées pour l’année 2024 jusqu’à ce que la partie « dépenses » du texte soit adoptée.
Sauf que les deux chambres ont déjà émis des votes différents sur la partie recettes du texte et que l’Assemblée nationale l’a rejetée. Ce qui, a priori, obligerait le nouveau gouvernement à repartir de zéro et à soumettre aux parlementaires un nouveau budget, un scénario qui paraît difficilement réalisable d’ici six jours. « C’est extrêmement serré, vous en conviendrez, mais c’est aussi une option qui existe », a relevé Yaël Braun-Pivet ce mercredi matin. Ce mécanisme s’appuie sur ce qui avait été fait en 1962, après la censure du gouvernement de Georges Pompidou et la dissolution de l’Assemblée nationale. Le nouveau gouvernement avait été nommé le 7 décembre, et la première partie du projet de loi de finances votée le 22.
Troisième hypothèse : le recours à une loi spéciale
Dernier outil pour l’exécutif, également prévu par la loi organique de 2001 : le dépôt d’un projet de loi spécial avant le 19 décembre. Ce texte, s’il est validé par le Parlement, autorise le gouvernement « à continuer à percevoir les impôts existants jusqu’au vote de la loi de finances de l’année ». Là aussi, le déblocage des crédits se fait par décret, sans possibilité d’aller au-delà des montants votés dans le dernier exercice budgétaire. Ce dispositif s’inspire d’un autre précédent : la censure par le Conseil constitutionnel de la loi de finances pour 1980, ce qui avait obligé le gouvernement et le Parlement à improviser à quelques jours de la fin d’année, le cadre juridique ne prévoyant à l’époque aucun plan B.
« La loi spéciale est la dernière option sur la table : c’est la reconduction des impôts tels qu’ils existent. Il faudra voir s’il n’y a pas moyen d’adapter cette loi spéciale pour réévaluer le barème », a expliqué Yaël Braun-Pivet, toujours sur France Inter. En effet, le mécanisme soulève de nombreuses interrogations, notamment quant à la possibilité d’être amendé pour éviter certains effets de bords liés à l’inflation. Mais là aussi, les juristes s’interrogent sur la marge de manœuvre possible. Auprès de Public Sénat, Jean-Éric Schoettl évoquait le risque d’ouvrir un nouveau débat budgétaire – ce qui n’est pas la finalité de ce texte -, et donc de retomber « dans le pandémonium de la créativité fiscale ». À rebours, la présentation dès le début d’année d’un projet de loi de finances rectificative permettrait d’ajuster certains paramètres avant que les Français ne fassent leur déclaration d’impôts.