Armes nucléaires : le directeur des applications militaires du CEA juge le tissu industriel français « fragile »

Si 12 % des crédits de la loi de programmation militaire 2024-2030 sont destinés à la dissuasion nucléaire, les informations à ce sujet sont distillées au compte-goutte. En audition au Sénat, Vincenzo Salvetti, le directeur des applications militaires du commissariat à l’énergie atomique (CEA), a livré de précieuses données sur les compétences et le travail liés au nucléaire au point de surprendre les sénateurs.
Thomas Fraisse

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« La clé de voûte de notre système de défense. Il en va de notre crédibilité technologique et stratégique dans une période de grandes tensions et de réactivation du discours nucléaire de la part de la Russie mais aussi la montée en puissance rapide de la capacité nucléaire en Chine ». Ces mots, prononcés par le Président de la commission des affaires étrangères Christian Cambon (LR), témoignent de l’importance de l’arme nucléaire pour l’armée et la société française. Pour autant, le sénateur pointe l’absence d’informations concrètes sur le sujet. « « Quand on interroge ici des ministres ou des membres de l’Etat-major sur ces sujets, on a le droit à trois phrases ».

Mais ce matin, le directeur des applications militaires du commissariat de l’énergie atomique (CEA) ne s’est pas abandonné à la langue de bois. Au contraire, Vincenzo Salvetti s’est permis d’éclaircir les missions et les objectifs du département qu’il dirige, la DAM, ou direction des applications militaires, d’abord en confirmant le montant exact des crédits alloués à la dissuasion nucléaire par la loi de programmation militaire 2024-2030, qui restaient jusqu’alors confus, bien que les sénateurs l’aient voté en commission. « Les moyens de la LPM, ce sont 12,5 % des crédits qui sont alloués aux agrégats nucléaires. Suivant les annuités, nous avons entre 30 et 35 % pour conduire tous les programmes de la DAM », clarifie Vincenzo Salvetti, soit un budget d’environ 50 milliards d’euros.

Au total, la dissuasion nucléaire au sein de la DAM comprend 5 000 personnes en CDI, dont « 75 % travaillent sous pilotage du directeur des armes nucléaires ». À cela s’ajoute un pôle académique, composé de 100 salariés habilités à diriger des recherches, 200 doctorants ou postdoctorants, qui produisent environ 4 000 publications non confidentielles afin de faire progresser les recherches et les compétences sur l’atome en France et dans les pays alliés, tels que les États-Unis ou le Royaume-Uni.

Une recherche constante de compétences

« La DAM, c’est une vieille dame », ironise Vincenzo Salvetti. Créée en 1958 pour garantir la sûreté et la fiabilité des 280 têtes nucléaires livrées aux armées françaises, la DAM s’est constamment développée en élargissant ses compétences, telles que l’expertise sur la propulsion nucléaire ou l’approvisionnement en matériaux stratégiques entre autres. Un élargissement des compétences, qui « témoigne de la confiance de l’État au CEA-DAM, qui nous honore et nous engage », se réjouit le directeur. Il poursuit : « Les défenses des pays que la France souhaite dissuader évoluent plus rapidement que dans le passé. Pour sécuriser le contrat de pénétration de ces défenses, ce qui signifie furtivité, durcissement, multiplicité, hypervélocité, nos armes nucléaires doivent avoir des capacités d’adaptation plus rapide qu’avant ». Ainsi, pour à la fois développer les armes et la propulsion nucléaires aujourd’hui tout en conservant des marges de manœuvre pour la conception de solutions d’avenir, la DAM cherche constamment à « entretenir et renouveler » ses compétences. Cela nécessite des travaux d’ingénierie, de recherches et de partenariats. Par exemple, en février 2022 puis en mai 2023, le CEA a signé des accords avec Framatome, concepteur de chaudières nucléaires, et Naval Group, le constructeur des arsenaux militaires navals français afin d’acquérir « une connaissance très précise des matériaux qui sont impliqués dans la conception d’une chaufferie nucléaire embarquée, en particulier des cuves de réacteur », note Vincenzo Salvetti.

Les grands groupes industriels ne peuvent pas, à eux seuls, assouvir l’entièreté de la demande en composantes, en ingénierie et en matériaux que nécessite la production d’armes nucléaires en France. « La DAM contribue à soutenir un tissu industriel français nécessaire à la réussite de ces programmes », détaille le directeur de la DAM. En particulier sur la propulsion nucléaire, grâce à Naval Group et Technicatome, autre spécialiste de l’énergie atomique, la production « s’appuie sur 200 PME-PMI », qui doivent répondre aux « impératifs de souveraineté et de confidentialité » de la production nucléaire. Toutefois, « on se rend compte que ces 200 PME-PMI qui accompagnent ces grands maîtres d’œuvre industriels, pour elles on ne représente qu’un faible pourcentage de leur chiffre d’affaires. Finalement, on a un tissu industriel sur la propulsion nucléaire que l’on pourrait qualifier de fragile », se désole Vincenzo Salvetti.

La DAM à l’ère de l’interdiction complète des essais nucléaires

Si le tissu industriel et les compétences acquises sont devenus si stratégiques pour les armées françaises et pour le commissariat de l’énergie atomique, c’est qu’un paramètre a changé : la France ne peut plus tester ses armes nucléaires. Sous l’égide de l’ONU en 1996, et ce après 210 essais nucléaires en 36 ans, la France signe le traité d’interdiction complète des essais nucléaires. Comment garantir une tête nucléaire sans l’essayer ? Grâce à des simulations, nous informe Vincenzo Salvetti. « Le domaine dans lequel la DAM peut garantir des charges nucléaires sans avoir recours à un essai est celui dans lequel le code de calcul est prédictif ». Dès l’interdiction des essais, les ingénieurs français ont développé un système algorithmique de simulations d’explosions nucléaires, qui permet de garantir la sûreté et la fiabilité des nouvelles têtes sans ne les avoir jamais fait exploser. « Le programme repose donc sur des super-calculateurs au meilleur niveau mondial que nous co-concevons avec la société Athos », se réjouit le directeur de la DAM.

« Le code de simulation, ainsi amélioré, est confronté aux résultats des essais nucléaires passés. Confronter nos résultats numériques aux résultats passés nous permet d’évaluer la précision globale de l’outil numérique. En améliorant la précision de cet outil, le programme simulation nous permet de garantir des charges de plus en plus optimisées et faciliter ainsi le développement des têtes nucléaires comme nous le demande le ministère des Armées », poursuit Vincenzo Salvetti. En plus de ces essais virtuels, le CEA est tout de même habilité à placer des charges fictives lors d’essais de missiles balistiques ou lors de la mise en service d’un navire arrêté afin d’obtenir des données concrètes du déclenchement d’une tête nucléaire en zone atmosphérique ou océanique. Des informations précises livrées aux sénateurs ce matin, qui témoignent de l’importance des crédits de la LPM 2024-2030 alloués aux concepteurs des ogives nucléaires et des navires à propulsion atomique.

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