De l’affaire Urba à la condamnation de Nicolas Sarkozy, les magistrats à l’épreuve des attaques politiques

Les magistrats et l'institution judiciaire essuient attaques verbales et menaces depuis la condamnation de Nicolas Sarkozy. Elles ne sont pas nouvelles et les frictions avec le monde judiciaire se sont multipliées depuis une trentaine d’années et les premières grandes enquêtes politico-financières. Si elles visent la plupart du temps à délégitimer l'autorité judiciaire, ces attaques ont pris une nouvelle dimension depuis quelques années. Retour sur quatre affaires emblématiques.
Romain David

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Des attaques « inadmissibles ». Emmanuel Macron a dénoncé sur X « les attaques et menaces de mort, anciennes ou récentes, contre plusieurs magistrats », alors que Nathalie Gavarino, la juge qui a prononcé la condamnation de Nicolas Sarkozy à cinq ans de prison, a fait l’objet de menaces de mort. Le chef de l’Etat demande au ministre de la Justice et au ministre de l’Intérieur « que leurs auteurs soient identifiés pour être très rapidement poursuivis ». Un peu plus tôt, le Syndicat de la magistrature s’était ému du silence « assourdissant » du président de la République alors que l’institution judiciaire concentre depuis trois jours des critiques virulentes sur la condamnation de Nicolas Sarkozy, notamment l’exécution provisoire de sa peine qui devrait entraîner son incarcération prochaine.

« Désigner les juges mais aussi les procureurs comme des ennemis politiques, c’est leur mettre une cible dans le dos. Et avec cette cible, certains se croient tout permis », a notamment alerté sur franceinfo Ludovic Friat, président de l’Union Syndicale des Magistrats, l’organisation majoritaire. Une situation qui rappelle ce qu’il s’est déjà passé en début d’année avec la condamnation de Marine Le Pen à quatre ans de prison, dont deux ferme, et cinq ans d’inéligibilité pour détournements de fonds publics, décision dont elle a fait appel. « L’Etat de droit a été totalement violé », avait dénoncé sur le plateau de TF1 la députée du Pas-de-Calais, accusant la présidente du tribunal qui a prononcé sa condamnation d’avoir rendu « une décision politique ». Des attaques largement relayées par une partie de son état-major. Jordan Bardella, le président du RN, est même allé jusqu’à parler d’une « tyrannie des juges ».

« Un dénigrement grandissant ces dernières années »

« L’idée d’un détournement de l’ordre démocratique par les juges est pernicieuse, car elle vient implicitement contester la séparation des pouvoirs. Considérer que l’institution judiciaire est une menace pour la démocratie laisse entendre qu’elle devrait être mise sous tutelle », décrypte Jean Garrigues, président du comité d’histoire parlementaire. Les attaques de la classe politique contre l’institution judiciaire ne datent pas d’hier, note cet historien. Depuis l’affaire Urba, première grande affaire politico-financière sous la Ve République, le réflexe est toujours le même : « À gauche comme à droite, il s’agit de prendre à partie l’opinion et de dénoncer une opération politique orchestrée par ses adversaires ». Il observe néanmoins « un dénigrement grandissant ces dernières années, avec des attaques qui ne visent plus seulement le jugement mais ceux qui le prononcent ».

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L’affaire Urba : le coup de pied dans la fourmilière

L’affaire Urba éclate au début des 1990, avec la découverte, par hasard, en marge d’un accident du travail survenu sur un chantier de construction au Mans, d’un système de financement occulte du Parti socialiste (PS). Pendant des décennies, des entreprises de BTP désireuses de décrocher des marchés publics dans les collectivités dirigées par les socialistes auraient reversé des commissions au parti à la rose via des bureaux d’études affiliés au PS, comme la société Urba. Le 14 janvier 1992, le juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke, encore inconnu du grand public, procède à une perquisition au siège du PS, rue de Solférino à Paris. Neuf mois plus tard, Henri Emmanuelli, alors président de l’Assemblée nationale, est « inculpé » – selon la formule de l’époque -, en sa qualité d’ancien trésorier du PS. Coup de tonnerre dans les sphères politiques : jamais encore un parti politique n’avait été visé par une telle procédure en France. Désormais, la justice ose s’aventurer sur un terrain encore inexploré, la boîte de Pandore est ouverte.

Ces investigations déclenchent un véritable tollé chez les ténors socialistes, où l’on dénonce une attaque contre le système démocratique, ni plus ni moins. Daniel Mayer, ancien président du Conseil constitutionnel, reproche à la justice de vouloir « salir l’ensemble de la démocratie représentative ». « Il n’y a pas d’affaire Emmanuelli, mais il pourrait y avoir demain, s’il continuait à employer des procédés médiatiques et à être plus antisocialiste qu’anti-corruption, une affaire Ruymbeke », va même jusqu’à menacer cet ancien ministre à la tribune du congrès de Bordeaux. D’ordinaire tenus à la réserve de par la séparation des pouvoirs, les membres de l’exécutif finissent par s’en mêler. Ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas évoque « un véritable complot mené contre la République », et le président François Mitterrand affiche publiquement son soutien à Henri Emmanuelli, « un homme honnête que l’on n’arrête pas de poursuivre ».

Finalement, l’intéressé est condamné à un an de prison avec sursis et 30 000 francs d’amende par le tribunal correctionnel de Saint-Brieuc. Une peine alourdie en appel à dix-huit mois de prison, 30 000 francs d’amende et deux ans de privation de droits civiques. Il ressortira de cette affaire un premier texte de loi sur « la prévention de la corruption et la transparence de la vie économique et des procédures publiques ». Mais il faudra attendre encore 20 ans, et « l’affaire Cahuzac », à l’issue de laquelle le ministre délégué en charge du Budget a été condamné pour délits de fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale, avant de voir la création d’un parquet national financier (PNF).

Affaire Elf : des pressions de plus en plus fortes

Durant l’instruction de cette vaste affaire de corruption politico-financière aux multiples ramifications, les magistrates Eva Joly et Laurence Vichnievsky ont été la cible d’attaques particulièrement virulentes. Des attaques émanant à la fois de la classe politique et du monde des affaires, dans la mesure où leurs travaux, sur un système de commissions occultes à des fins d’enrichissement personnels, ont éclaboussé à la fois ministres et grands patrons, comme Loïk Le Floch-Prigent, ancien dirigeant d’Elf.

Les deux juges d’instruction ont eu à subir des attaques sexistes, remettant en cause leurs compétences. Quelques années plutôt Eva Joly avait déjà été qualifiée « d’abrutie complète » par Bernard Tapie, lorsqu’elle s’était intéressée à une possible fraude fiscale liée à son yacht, « Le Phocéa ». Mais surtout, accusées d’outrepasser leurs prérogatives, les deux femmes font face à de multiples tentatives d’intimidations visant à les forcer à abandonner l’enquête. Ainsi, Loïk Le Floch-Prigent dépose une requête en « suspicion légitime » contre Eva Joly pour « partialité et acharnement ». De son côté, le barreau de Paris ira jusqu’à attaquer l’Etat en justice après une perquisition polémique chez l’avocat Éric Turcon, dénonçant une « atteinte grave au secret professionnel ».

Après l’affaire Elf – finalement menée à son terme par le juge Van Ruymbeke – Eva Joly s’envole pour sa Norvège natale : « J’ai quitté la France. Je suis partie parce que je ne voulais laisser à personne les moyens et le temps de se venger », confiera-t-elle dans un livre publié en 2007.

« Dans cette affaire, le conflit entre le monde politique et le monde judiciaire n’a pas été aussi marqué que pour d’autres procès. Les attaques venaient essentiellement des inculpés eux-mêmes. En revanche, lorsqu’Eva Joly s’exile, elle a sans doute en tête que, quelques années plus tôt, l’un des magistrats de l’opération Mains propres’ en Italie a été assassiné », pointe Jean Garrigues. Une situation qui pose la question de la protection de l’institution judiciaire et de ses membres par les pouvoirs publics, condition nécessaire pour garantir le bon déroulement des enquêtes et l’exercice serein de la justice. « Il est intéressant de noter qu’au tournant des années 2000, une bonne partie des magistrats emblématiques des années 1990, je pense à Eva Joly, Laurence Vichnievsky ou Éric Halphen, quittent leurs fonctions. Généralement pour se tourner vers une carrière politique, mais tous ont aussi évoqué la lassitude des pressions exercées. »

L’affaire Fillon : le point de bascule

La présidentielle de 2017 restera marquée au fer rouge par la descente aux enfers du candidat de la droite, François Fillon, longtemps présenté comme le favori de la campagne. Frappé de plein fouet en janvier par des accusations d’emplois fictifs concernant son épouse, auxquels viendront s’ajouter des soupçons de trafic d’influence liés à des costumes offerts par l’avocat Robert Bourgi, l’ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy, qui a construit sa candidature autour d’une image de probité, refuse de jeter l’éponge. « On veut m’abattre et abattre la droite. Je ne laisserai pas faire », dénonce-t-il en marge d’un voyage à La Réunion.

Il redouble de véhémence après sa mise en examen par le parquet national financier en mars, s’étonnant de la rapidité avec laquelle les magistrats se sont saisis de cette affaire après les premières révélations du Canard Enchaîné. Le candidat dénonce une cabale politique orchestrée par ses adversaires. Sur le plateau de France 2, il parle d’« un scandale d’État » et alimente la thèse complotiste d’un « cabinet noir » installé à l’Elysée. « Au moment de l’affaire Urba, les attaques contre la justice se concentraient surtout sur une ingérence excessive de la part des juges. Trente ans plus tard, avec l’affaire Fillon, on bascule dans la gradation puisque l’on en vient à parler d’un gouvernement des juges », note Jean Garrigues. « Les attaques contre la justice et les magistrats sont d’autant plus paroxystiques qu’elles interviennent à un moment clef de notre vie démocratique : l’élection présidentielle. Ce qui leur donne encore plus d’ampleur ».

Illustration de cet effet amplification : le rassemblement de soutien organisé au Trocadéro par le camp Fillon, le 5 mars, et qui réunit entre 30 000 et 50 000 personnes. Le candidat, sur le point d’être emporté dans le maelstrom médiatico-judiciaire, joue la carte de la démonstration de force pour tenter de réaffirmer la légitimité de sa candidature, tout en s’appuyant sur les phalanges les plus conservatrices des Républicains. « On assiste à une stratégie de radicalisation de l’opinion », explique Jean Garrigues. Une manière aussi de laisser entendre que la justice viendrait interférer avec la volonté populaire et le cours naturel de l’histoire.

La colère de Jean-Luc Mélenchon : « La République, c’est moi ! »

Cette idée « d’une justice venant bousculer l’ordre démocratique », selon la formule de Jean Garrigues, est encore reprise par Jean-Luc Mélenchon en octobre 2018. Dans le cadre d’une double enquête préliminaire sur ses comptes de campagne et des soupçons d’emplois fictifs au Parlement européen, la police judiciaire mène une série de perquisitions, d’abord au domicile du fondateur de La France insoumise, puis dans les locaux du mouvement. Diffusées par l’émission Quotidien, les images montrent Jean-Luc Mélenchon criant sur le policier qui l’empêche de pénétrer dans le local : « La République, c’est moi, c’est moi qui suis parlementaire ! » Quelques jours plus tard, lors d’une conférence de presse, le tribun évoque « une manœuvre politique » et va jusqu’à pointer le nouveau pouvoir, en dénonçant « une offensive de la Macronie ».

Il trouve un défenseur inattendu en la personne de François Bayrou, à l’époque lui aussi visé par une affaire d’emplois présumés fictifs au Parlement européen. « Je le comprends après chacun son style. Le mien n’est pas celui de Jean-Luc Mélenchon. Mais oui c’est une violence qui est extrêmement forte. Vous le ressentez comme une injustice quand vous êtes sûr de n’avoir rien fait de répréhensible », explique le Béarnais au micro de BFM TV.

Finalement poursuivi pour « actes d’intimidation contre l’autorité judiciaire, rébellion et provocation », Jean-Luc Mélenchon a été condamné à trois mois d’emprisonnement avec sursis et 8 000 euros d’amende.

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