Avec plus de 1,5 million de signatures, la pétition lancée par une étudiante sur le site de l’Assemblée nationale témoigne d’une mobilisation citoyenne sans précédent contre la loi Duplomb. Le gouvernement est « pleinement disponible » pour un débat à l’Assemblée, a déclaré Annie Genevard, la ministre de l’Agriculture. L’exécutif semble avoir été pris de court par le succès de cette pétition, qui demande l’abrogation du texte, très critiqué pour son impact environnemental puisqu’il permet la réintroduction, à titre dérogatoire, de certains pesticides interdits en France mais pas en Europe.
Ce débat, s’il a lieu, ne devrait toutefois pas avoir d’effets sur les destinées de la loi Duplomb, car il ne permettra pas aux élus de revoter. L’avenir du texte est entre les mains du Conseil constitutionnel après le dépôt d’au moins trois recours. Si les Sages donnent leur feu vert, la balle sera dans le camp du président de la République, qui pourra toujours différer sa promulgation en demandant au Parlement – fait assez rare – une seconde délibération. Autre hypothèse, inspirée de ce qu’il s’est passé pour le « CPE » en 2006, le contrat premier embauche : retarder de plusieurs mois la publication des décrets d’application de la loi, le temps de présenter un nouveau texte. Une option qui n’est pas sans risque politiquement.
Un instrument d’interpellation
À ce stade, l’intervention du citoyen se limite à maintenir la pression sur le décideur public : interpellations d’élus, manifestations… Les pétitions font partie du panel d’outils à sa disposition.
La pratique de la « pétition aux assemblées parlementaires » remonte aux origines de la Ve République, elle semblait tombée en désuétude, comme le notait un rapport du Sénat sur la démocratie participative en 2017, jusqu’à ce que la mise en place de plateformes dédiées sur les sites internet des deux chambres ne relance l’engouement. En 2021, la pétition du collectif « Un jour, un chasseur », déposée sur le site du Sénat, a abouti à l’ouverture d’une mission de contrôle sur la sécurisation de la chasse.
Mais ces pétitions sont avant tout un instrument d’interpellation, et si elles peuvent potentiellement servir de leviers législatifs, leurs auteurs n’ont pas la main sur la suite de la procédure. Dans le cas de la chasse, la proposition de loi issue des travaux du Sénat a mis en place une « infraction spécifique en cas de sabotage », sorte de délit d’entrave à la chasse, bien loin de la demande principale du collectif, qui était l’interdiction de la chasse les mercredis et dimanches. Finalement, le texte n’a jamais été inscrit à l’ordre du jour.
De fait, si une pétition atteint le seuil requis de signatures pour que la Conférence des présidents s’en saisisse (500 000 à l’Assemblée nationale, 100 000 au Sénat), son traitement n’a rien de contraignant, quelle qu’en soit sa forme : mission de contrôle, débat en séance publique, etc.
« De manière un peu provocante, je dirais que la pétition contre la loi Duplomb tient moins de la démocratie participative que d’une démocratie impérative, qui prétend dicter aux parlementaires ce qu’ils doivent voter », relève l’ancien sénateur Philippe Bonnecarrère, désormais député non-inscrit, et auteur du rapport cité plus haut sur la démocratie participative. « Il n’a jamais été dans l’intention des parlementaires, avec ce droit de pétition, de faire intervenir le citoyen dans le processus législatif. »
Faire vivre le débat
« Cette pétition vient du fait qu’il n’y a pas eu de débat à l’Assemblée nationale », relève Hélène Mocquillon, chargée de mobilisation pour l’ONG Générations futures. Pour rappel : le texte a été directement envoyé en commission mixte paritaire après une manœuvre du bloc gouvernemental pour obtenir son rejet à l’Assemblée. « Le processus démocratique n’a pas été respecté, et il y avait ce besoin de débat. »
Pour faire vivre ce débat, les associations proposent désormais leurs propres instruments, dont le développement a été renforcé ces dernières années par la révolution numérique et les nouveaux moyens de communication. « Au moment de la loi sur les polluants éternels, nous avons développé un outil, ‘Shake ton député’, qui permet aux citoyens d’interpeller directement leurs élus via leurs boîtes mail. Avec la loi Duplomb, nous avons enregistré 318 532 interpellations », explique Hélène Mocquillon, qui évoque également « des opérations de phoning ». « Aujourd’hui, nous avons de nombreux outils à disposition pour engager les citoyens. La démocratie participative, c’est quelque chose qui se vit au quotidien, de plus en plus, les gens veulent pouvoir échanger avec leurs élus sans avoir à attendre les élections. »
Le rapport de Philippe Bonnecarrère fait également état du « foisonnement des dispositifs participatifs » mis en place par la puissance publique depuis les années 1990. Mais force est de constater que ceux-ci concernent majoritairement les initiatives locales. Ils passent par la création d’instances citoyennes, comme les conseils de quartiers ou les conseils citoyens. Par des mécanismes consultatifs, avec les enquêtes publiques et les référendums locaux. Et, dans certains cas, des organes décisionnels avec les budgets participatifs qui permettent aux citoyens de se prononcer sur le financement de tel ou tel projet.
Le référendum d’initiative partagée, un mécanisme qui n’a jamais abouti
Au niveau national, en revanche, les dispositifs qui permettent d’inclure directement le citoyen dans la prise de décision restent très limités, comme si la démocratie participative ne résistait pas au changement d’échelle. Le plus connu, mais aussi le plus critiqué car souvent jugé inapplicable : le référendum d’initiative partagée (RIP), instauré par la révision constitutionnelle de 2008, mais seulement entré en vigueur en 2015.
Il permet aux parlementaires de déclencher un référendum avec le soutien des citoyens, sur une proposition de loi, si celle-ci respecte les domaines prévus par l’article 11 de la Constitution, et s’il ne s’agit pas d’abroger un texte adopté depuis moins d’un an. Un préalable qui limite donc grandement le recours au RIP dans le cadre de l’opposition à la loi Duplomb.
Pour être déclenché, le RIP doit être présenté par un cinquième des parlementaires, soit 185 députés ou sénateurs. Puis, une fois que le Conseil constitutionnel a donné son feu vert, il doit glaner les signatures d’un dixième du corps électoral, soit 4,5 millions de citoyens, dans un délai de neuf mois. Si ces différentes conditions sont remplies, le Parlement a six mois pour se saisir du texte, au-delà, le président de la République convoque un référendum.
Jusqu’à présent, aucune demande référendaire n’est allée au bout du parcours. « Ces différentes étapes ont été pensées comme des soupapes de sûreté nécessaires », défend Philippe Bonnecarrère. « Aujourd’hui, il n’est pas un parti qui réclame l’abaissement des seuils. Peut-être que nous en attendions trop de la part de la démocratie participative », glisse-t-il.
En 2019, Emmanuel Macron lui-même avait proposé de « simplifier » le RIP et d’abaisser à un million le nombre de signatures requises, une manière de répondre aux Gilets Jaunes qui réclamaient l’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne, sans association des parlementaires, et plus rapide à déclencher.
Le bilan en demi-teinte des conventions citoyennes
Depuis 2020, un autre mécanisme a fait son apparition pour associer les citoyens à la prise de décisions publiques : les conventions citoyennes. Elles permettent de réunir un groupe de citoyens tirés au sort, généralement pour délibérer d’une question sociétale et formuler des recommandations. Elles interviennent donc en amont du processus législatif.
À ce jour, trois conventions citoyennes ont été réunies à la demande de l’exécutif : sur le climat, la fin de vie, et, depuis juin, sur les temps scolaires. À chaque fois avec un fort retentissement médiatique, et quelques déceptions à la clef. Beaucoup ont estimé que loi climat et résilience avait largement édulcoré les 146 propositions de la convention citoyenne pour le climat.
« Finalement, nous ne sortons jamais de cette spirale infernale et mortifère pour notre démocratie : à savoir que nous sommes incapables de donner des débouchés concrets aux initiatives citoyennes », regrette le sénateur socialiste Éric Kerrouche, ancien directeur de recherche au CNRS. « Il y a un danger à ne pas aller au bout des choses, c’est la frustration du citoyen », avertit le sénateur RDSE Henri Cabanel, qui a piloté une mission d’information sur la démocratie représentative.
« Le problème des initiatives de co-construction, c’est que sous couvert d’apaiser le débat, elles permettent aussi de le dissiper. Je pense au Grand Débat National, qui a fait suite aux Gilets Jaunes, mais qui n’a rien donné de vraiment concret », observe Hélène Mocquillon de Générations futures. « Les cahiers de doléances auraient pu être un formidable support, ils se sont perdus dans les limbes de la Républiques », soupire Éric Kerrouche.
Le risque du « gadget utile »
Fin février, François Bayrou, a annoncé le lancement en cours d’année de conventions citoyennes décentralisées pour répondre à la question : « Qu’est-ce qu’être français ? ». Sans plus de précision quant à leurs contours. Nouveau dispositif participatif ou simple outil de déminage politique sur un sujet devenu particulièrement sensible ? Dans une tribune publiée par Le Monde, plusieurs universitaires dénoncent une « instrumentalisation ». « Ces ‘conventions citoyennes décentralisées’ ne renvoient à aucun dispositif précis, à aucun objectif clair, à aucune temporalité décisionnelle ou législative. Tout porte à croire qu’il s’agit là d’une énième instrumentalisation gouvernementale de la participation citoyenne aux seules fins de sa communication », écrivent-ils.
« On a déjà inventé beaucoup de choses en matière de démocratie participative, et à chaque fois nous avons été déçus. Force est de constater que la démocratie représentative reste le meilleur des systèmes », résume le député Philippe Bonnecarrère. « Nous pouvons faire fonctionner la démocratie participative, mais à condition d’avoir des mécanismes réels et intelligents de participation, qui soient juridiquement contraignants », objecte Éric Kerrouche. « Arrêtons d’utiliser la démocratie participative comme un symbole ou un gadget utile. »