FRA: Laurent Fabius Conseil Constitutionnel

Loi immigration : ces mesures menacées de censure par le Conseil constitutionnel

Si l’hypothèse d’une censure complète de la loi immigration est peu probable, les sages du Conseil constitutionnel, qui rendront leur décision sur ce texte jeudi, pourraient être amenés à censurer une très large partie des apports de la droite.
Romain David

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L’effervescence monte à l’approche de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi immigration. À l’appel de 201 personnalités, entre 75 000 et 150 000 personnes ont manifesté en France ce week-end contre ce texte polémique, définitivement adopté par le Parlement le 19 décembre. Les sages de la rue Montpensier s’exprimeront jeudi, théoriquement en milieu d’après-midi. Le Conseil constitutionnel a fait l’objet de quatre saisines sur ce dossier, l’une dite « blanche » du président de la République, qui demande un examen de l’intégralité du texte ; une autre de Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée nationale, qui attire l’attention du Conseil sur trois éléments ; et enfin deux autres saisines de la part des députés et sénateurs de gauche, dont les griefs concernent plusieurs dizaines de mesures et ont été détaillés sur deux documents d’une trentaine de pages chacun.

Fait rare : le concert de critiques qui s’est élevé dans les rangs de la majorité et du gouvernement pour dénoncer le caractère inconstitutionnel de certains dispositifs, du président de la commission des lois de l’Assemblée nationale au Président de la République, en passant par le ministre de l’Intérieur et l’ex-Première ministre Élisabeth Borne. « Est-ce que parce qu’il y avait des articles contraires à la Constitution il fallait dire : pas de texte ? Ma réponse est non », a toutefois assumé Emmanuel Macron sur France 5, au lendemain du vote, chargeant ainsi le Conseil constitutionnel de trier le bon grain de l’ivraie.

Les remontrances du juge constitutionnel

Pour mémoire, le projet de loi immigration a été très largement remanié et durci par les LR du Sénat au point de sembler échapper à l’exécutif, soucieux de trouver un accord avec la droite pour permettre l’adoption de ce texte sans avoir à passer par le 49.3. Le Conseil constitutionnel se voit ainsi chargé du travail de nettoyage que n’a pas souhaité opérer le gouvernement lors des négociations pour des raisons politiciennes. Ce que Laurent Fabius, le président de cette juridiction, n’a pas manqué de reprocher tacitement au chef de l’Etat, lors des vœux du Conseil constitutionnel, rappelant que celui-ci n’était « pas une chambre d’appel des choix du Parlement » mais « le juge de la constitutionnalité des lois ».

Saisir le juge constitutionnel est aussi pour le président de la République une manière de ne pas laisser aux oppositions de gauche le monopole d’une victoire en cas de censure du texte, et une façon de mettre à distance les accusations de droitisation, dans la mesure où ce sont principalement les articles ajoutés par la droite sénatoriale que menacent les ciseaux des Sages de la rue Montpensier.

De nombreux cavaliers législatifs

« La première chose que fait le Conseil constitutionnel, c’est un nettoyage du texte, en identifiant les cavaliers législatifs et en s’attaquant aux problèmes de forme », indique à Public Sénat Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes. Une liste assez précise de ces cavaliers, c’est-à-dire des dispositifs qui ne sont pas en rapport avec l’objet de la loi, existe déjà. Elle correspond au travail de détricotage opéré en décembre par la commission des lois de l’Assemblée nationale, à partir du texte du Sénat. Ce qui avait fait dire à Sacha Houlié, le président (Renaissance) de cette commission, qu’une « trentaine » de dispositions n’avaient pas leur place dans ce projet de loi. Rappelons que le texte, selon son intitulé, vise à « contrôler l’immigration » et à « améliorer l’intégration » des étrangers présents sur le sol français.

Ainsi, les sages du Conseil constitutionnel pourraient être amenés à s’interroger sur des mesures qui ont trait à l’acquisition de la nationalité française, et qui ne sont donc pas directement liées à la question migratoire. Le texte, notamment, conditionne l’acquisition de la nationalité à un certain niveau de langue (article 20). Il met également fin à l’automaticité du droit du sol, remplacé par une « obligation de volonté » pour les personnes nées en France de parents étrangers, qui devront dorénavant manifester leur désir d’acquérir la nationalité française à leur majorité (article 25). Autre disposition qui pourrait être sortie du texte : la déchéance de nationalité après une condamnation pour « homicide volontaire commis sur toute personne dépositaire de l’autorité publique » (article 24).

Des mesures contraires à la Constitution

Une fois débarrassé de ses cavaliers législatifs, le texte pourrait se rapprocher davantage de sa version initiale, celle qui avait été présentée en février 2023 par Gérald Darmanin. Mais passé ce premier élagage, d’autres éléments interrogent quant à leur conformité avec la Constitution. Dans sa saisine, Yaël Braun-Pivet mentionne l’article 1er qui prévoit la tenue d’un débat annuel au Parlement afin de fixer des quotas migratoires pluriannuels. Il s’agit là encore d’un ajout de la droite sénatoriale, cette mesure ayant notamment été portée par Valérie Pécresse pendant la dernière campagne présidentielle.

« Imposer un débat au Parlement est contraire au principe de séparation des pouvoirs », relève Serge Slama. « Par ailleurs, les quotas sont susceptibles de générer une rupture d’égalité. Imaginez deux étudiants étrangers, qui déposent deux dossiers identiques pour un titre de séjour. L’un serait accepté mais l’autre non au seul motif que le nombre de visas à délivrer aurait été atteint. »

Par ailleurs, les mesures dénoncées par les oppositions de gauche – jusqu’à une partie de la macronie – comme instaurant une forme de « préférence nationale », un thème cher à l’extrême droite, sont susceptibles elles aussi de tomber au motif d’une rupture d’égalité. L’article 19 fait partie des points les plus sensibles. Il conditionne la délivrance de certaines prestations sociales à une durée de résidence d’au moins cinq ans pour les étrangers non ressortissants de l’Union européenne qui ne travaillent pas, contre trente mois pour ceux qui travaillent. Il en va de même concernant la caution pour les étudiants étrangers, mise en place par l’article 11, et à propos de laquelle Emmanuel Macron avait estimé qu’il ne s’agissait pas « d’une bonne idée ».

À l’article 3, le durcissement des conditions du regroupement familial pourrait s’opposer au droit au respect à la vie privée et familiale, garanti par la Constitution. La saisine des députés socialistes rappelle à ce propos qu’une décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 « reconnaît aux étrangers, dont la résidence en France est stable et régulière, le droit de mener une vie familiale normale ».

Auprès de Public Sénat, Serge Slama évoque encore, parmi les dispositifs qui lui apparaissent comme problématiques, le placement en rétention de certains demandeurs d’asile (article 40), des atteintes à la règle de collégialité des juges du droit d’asile (article 70) et limitations spécifiques prévues pour Mayotte, en réponse à l’immigration comorienne (articles 80, 82 et 86), « ce qui remet en place un droit quasi-colonial ».

Peut-on envisager une censure totale ?

« Cette loi a été très mal rédigée, elle comporte de vrais problèmes de rédaction. Par exemple, sur l’automaticité du droit du sol, on met en place un nouveau régime mais on oublie d’abroger l’ancien… », poursuit l’universitaire. « Beaucoup de dispositions ne sont pas claires, par exemple la référence à des ressources ‘stables’ pour le regroupement familial. Il ne sera pas possible de laisser le soin de cette précision aux autorités d’application de la loi », indique sur franceinfo la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina.

Serge Slama s’interroge également sur la portée normative du texte « qui par certains aspects a plutôt une valeur de circulaire », notamment après le détricotage de l’article 3, concernant la régularisation des travailleurs sans papiers dans les secteurs en tension. Or, dans une décision du 21 avril 2005, le Conseil constitutionnel avait jugé contraire à la Constitution un texte « manifestement dépourvu de toute portée normative ».

Prévoir les décisions du Conseil constitutionnel « relève plus du pronostic sportif que juridique », ironiste néanmoins Serge Slama. « Comme juriste, je pense que cette loi devrait être entièrement censurée ». Il évoque ainsi les accrocs au processus législatif, bousculé par les interventions de l’exécutif, notamment la commission mixte paritaire qui a été suspendue toute une nuit pour permettre au gouvernement et aux Républicains de s’accorder sur une version du texte, laissant les oppositions simples spectatrices de ces tractations. « Mais l’on peut aussi considérer qu’il était dans l’intention des rédacteurs de la Constitution de 1958 de donner à l’exécutif tout pouvoir pour intervenir dans l’écriture de la loi », ajoute-t-il.

Néanmoins, il y a de fortes chances que le Conseil constitutionnel s’en tienne essentiellement aux cavaliers législatifs et aux questions de formes. « Le gouvernement le met dans une situation impossible. Une attitude trop protectrice à l’égard des étrangers ouvrirait la voie aux attaques des LR et du RN, ce qui pourrait aussi conduire à une forme de crise institutionnelle », conclut l’universitaire.

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