Quatre Premiers ministres en trois ans : la Ve République à bout de souffle ?

ANALYSE – Le départ de François Bayrou interroge la solidité de notre cadre institutionnelle, alors que la France multiplie les crises politiques depuis la dissolution de 2024. Interrogés par Public Sénat, historiens et professeurs de droit public ciblent moins la Constitution qu’un personnel politique toujours rétif au compromis, à la fois par tradition et par pragmatisme.
Romain David

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La chute prévisible de François Bayrou lundi, premier chef de gouvernement dans l’histoire de la Ve République à être renversé sur un vote de confiance, remet en marche le jeu des tractations politiques en vue de la formation d’un nouveau gouvernement. Dans un bref communiqué de presse, Emmanuel Macron s’est engagé à nommer un Premier ministre « dans les tout prochains jours ». Une formule laconique, qui ne déjoue pas la complexité de la situation, dans un contexte de forte fragmentation politique. Pour mémoire, il lui avait fallu deux mois pour désigner Michel Barnier, qui avait tenu à peine plus longtemps. Après Élisabeth Borne, Gabriel Attal, Michel Barnier et François Bayrou, le prochain locataire de Matignon sera le cinquième chef de gouvernement nommé en trois ans et demi. Là aussi, la brièveté de cet enchaînement est totalement inédite depuis 1958.

« Nous sommes sortis du fonctionnement classique des institutions. Aujourd’hui, le président en est à ses dernières cartouches politiques possibles, à tel point que l’on peut s’interroger sur un nouveau feuilleton budgétaire ou une nouvelle dissolution », réagit Jean-Pierre Camby, professeur associé à l’université de Versailles Saint-Quentin et auteur de Le travail parlementaire sous la Ve République. Longtemps louée comme un modèle de stabilité, la Ve République, qui a permis de mettre un terme à la valse des gouvernements qui ont épuisé la IVe, est-elle en train de s’essouffler à son tour ? « C’est précisément la Constitution qui permet au pays d’être gouverné malgré la crise politique, c’est elle qui nous garantit encore une stabilité », répond tout de go David Bellamy, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université d’Amiens. « Une fois de plus, la Ve montre sa force et son utilité en raison de sa souplesse. »

De fait, il serait abusif d’imaginer que la Ve République aurait arrêté de fonctionner depuis la dissolution et la disparition du fait majoritaire, car les institutions continuent de régir la vie politique du pays. Néanmoins, l’éclatement des forces politiques prive l’exécutif de la stabilité nécessaire pour continuer à appliquer un programme et à réformer. « Le paradoxe, c’est que notre Constitution a été faite pour sortir d’une situation telle que celle que l’on connaît aujourd’hui », relève Jean-Pierre Camby. « Lorsque Michel Debré et Charles de Gaulle préparent le texte de 1958, personne ne s’imagine un système dominé par des majorités absolues », abonde David Bellamy. « En réalité, c’est le contexte politique qui, à partir de 1962, grâce à l’électorat et au système partisan, a permis d’obtenir de manière récurrente des majorités claires. Aujourd’hui, nous sommes sortis de cette logique. »

Le Parlement à l’épreuve de la tripartition

En 2017, l’élection d’Emmanuel Macron a mis un terme au duel gauche-droite qui a rythmé notre vie politique pendant plus d’un demi-siècle. Les législatives de 2022 ont marqué une première rupture avec le principe de majorité absolue, phénomène qui a atteint son paroxysme avec la dissolution de 2024. Les législatives anticipées ont abouti à une tripartition de l’Assemblée nationale, avec un bloc de gauche, un bloc présidentiel composite auquel s’est finalement alliée la droite traditionnelle, et enfin une extrême droite qui n’avait jamais été aussi fortement représentée. « Le jeu des partis a repris le dessus », constate Jean-Pierre Camby, « alors que nous avons longtemps été habitués à avoir une majorité qui se faisait le relais de la volonté présidentielle ».

Aujourd’hui, le personnel politique semble avoir du mal à s’adapter à cette nouvelle donne. En témoigne la difficulté des forces en présence à composer des coalitions qui iraient au-delà du clivage classique gauche/droite, un phénomène pourtant courant chez nos voisins européens. « La Constitution permet de gouverner avec des majorités relatives. Rien dans les textes ne s’oppose aux rapprochements. Mais nos forces politiques sont incapables d’accepter un compromis », pointe David Bellamy. « Il y a une tradition française de la confrontation qui remonte à la Révolution française, et cette idée selon laquelle renoncer à des pans de son programme reviendrait à se compromettre ».

« La Constitution en elle-même n’est pas fautive : elle contient tout le nécessaire pour s’adapter à la situation présente. Cette solution tient en deux mots : régime parlementaire », résume Denis Baranger, professeur de droit public à l’université Paris-Panthéon-Assas, dans une tribune publiée par le journal Le Monde. « Encore faut-il que les acteurs politiques le comprennent et agissent en conséquence, c’est-à-dire en faisant des compromis et en trouvant ensemble une majorité. »

« Je ne pense pas que la Constitution de la Ve République soit parfaite, comme le prétendent certains constitutionnalistes. Celle de la IVe n’était pas si mauvaise qu’on le dit, mais elle a buté sur des politiques qui étaient ingérables », estime Benjamin Morel, maître de conférences à l’Université Paris 2. « De la même manière, aujourd’hui, le problème n’est pas tant celui des institutions que de l’espace politique », poursuit ce politologue qui rappelle que la tripartition de la vie politique n’est pas qu’un phénomène français. « Soit l’on suit l’exemple des Italiens, qui ont fait le choix d’intégrer les extrêmes au système, soit l’on se lance dans une grande alliance du centre, à l’allemande. Mais pour y parvenir, il faudra changer le mode de scrutin. »

Proportionnelle, VIe République… les principales pistes de réforme

Pour Benjamin Morel, la réticence des partis à négocier des compromis n’est pas tant « une affaire de culture politique » qu’une forme de pragmatisme face au scrutin uninominal à deux tours. « Dans un contexte de bipolarisation de la vie politique, ce mode de scrutin permet d’obtenir des majorités pléthoriques, avec cette idée que celui qui gagne l’Elysée aura les coudées franches pour gouverner. C’est la raison pour laquelle les partis se sont construits en écuries présidentielles. S’ils refusent les alliances, c’est par crainte de se tirer une balle dans le pied le jour où ils seront en mesure de l’emporter », explique-t-il.

Pour certains, le changement du mode de scrutin, avec un retour de la proportionnelle, une piste qui était notamment défendue par François Bayrou, viendrait figer la situation actuelle, et forcerait du même coup le personnel politique à aller vers des alliances post-électorales pour éviter l’immobilisme. « Certains appellent à la mise en place d’une VIe République pour renforcer le parlementarisme. Je n’y suis pas opposé, mais je pense que c’est avant tout un objet de marketing politique. Si vous voulez renforcer le parlementarisme, il vous suffit de changer le mode de scrutin, et vous avez une Ve République transfigurée ! », avance Benjamin Morel.

Aujourd’hui, les voix qui réclament la mise en place d’une VIe République se trouvent surtout du côté de la France insoumise. « S’il s’agit de donner le premier rôle au Parlement, cela implique une pratique aguerrie de la négociation et d’être en mesure de faire des concessions. Il est paradoxal de constater que le parti qui demande avec le plus d’insistance un changement de République est aussi l’un de ceux qui ont le plus de mal à accepter le compromis », raille David Bellamy.

La présidentialisation d’un régime parlementaire

Ce goût pour la polarisation a également été renforcé par le rôle politique du président de la République, rôle qui n’a cessé de s’accentuer depuis Charles de Gaulle. La Constitution de 1958 consacre un régime de type parlementaire, dans la mesure où le gouvernement est politiquement responsable devant l’Assemblée nationale. Les députés ont le pouvoir de le renverser. Le président de la République, en revanche, échappe à ce carcan avec l’idée selon laquelle un exécutif fort, au-dessus de la mêlée politique, serait un gage de stabilité. Pourtant, l’histoire de la Ve République est aussi celle d’une présidentialisation du régime, souvent au détriment du Parlement, voire du gouvernement, certains juristes allant même jusqu’à parler d’une « hyper-présidentialisation ».

La réforme du quinquennat, entrée en vigueur en 2002, a permis d’aligner les élections présidentielles et législatives, dans l’objectif de garantir au chef de l’Etat une majorité cohérente. Ces dernières années, le recours à des outils de rationalisation parlementaire, comme la procédure accélérée, le 49.3 ou le vote bloqué au Sénat, a été largement dénoncé par les oppositions comme une manière pour l’exécutif de conserver la main sur le processus législatif, malgré l’absence de majorité. « On en est arrivé à avoir un président de la République qui veut tout annoncer, qui signe des circulaires et enjambe son Premier ministre. Il a totalement phagocyté le régime parlementaire », estime Jean-Pierre Camby. D’aucuns font remonter le péché originel à 1962 et l’élection du président au suffrage universel direct, ce qui a fait de la présidentielle la clef de voûte du système électoral.

En toute logique, si tout découle du chef de l’Etat, c’est l’ensemble de l’appareil politique qui se grippe lorsque celui-ci n’a plus la marge manœuvre nécessaire pour faire appliquer son programme. « L’un des principaux éléments de blocage, aujourd’hui, reste le refus du président de la République de changer de politique », conclut David Bellamy.

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