C’est ce que l’on pourrait appeler un « passage en force ». Cette semaine, le directeur adjoint chargé du commerce à la Commission européenne a fait savoir que « la proposition de signature et de conclusion [de l’accord Mercosur] sera adoptée par la Commission avant la fin du mois ». Autrement dit, le texte de l’accord devrait arriver très prochainement au Conseil de l’Union européenne pour être signé.
« Split »
Problème pour la Commission : le texte ne fait pas consensus et de nombreux pays comme la France ou la Pologne s’opposent au texte « en l’état ». Pour éviter de le voir retoqué par le véto de plusieurs pays, la Commission envisage de le scinder en deux, ce que les juristes qualifient dans leur jargon de « split » (diviser). « Je n’ai pas à ma connaissance d’exemple de traité qui ait été « saucissonné » pour être passé en force », assure Alan Hervé, professeur de droit à Sciences Po Rennes et spécialiste du commerce international.
Mais pourquoi diviser le texte ? En cas d’accord mixte, c’est-à-dire un accord unique qui comprend l’ensemble des volets, le texte est soumis à l’approbation à l’unanimité des Etats membres. Ici, la Commission cherche à séparer le texte entre le volet politique et commercial, car l’UE dispose d’une prérogative sur l’aspect commercial. Cet avantage lui permet de faire passer la partie du texte, hautement conflictuelle, à la simple majorité qualifiée. Dans ce cas de figure, le Conseil de l’UE doit recueillir le vote de 55 % des Etats-membres soit 15 Etats sur 27 et représenter au moins 65 % de la population de l’Union. Si le texte est signé, il doit ensuite être approuvé par le Parlement européen à la majorité simple des suffrages exprimés. Enfin, l’accord pourra être soumis au vote des parlements nationaux du moins en partie. Seul le volet politique, comprenant des éléments de coopération comme la mise en œuvre de l’accord de Paris, passerait par cette étape tandis que le volet commercial pourrait être appliqué sans l’accord des parlements nationaux.
« L’adoption du texte n’est pas gagnée »
En coulisse, les représentants français s’activent. Pour une minorité de blocage, la France doit réunir quatre pays membres et 35 % de la population de l’UE. « Nous sommes rejoints dans notre combat par la Hongrie, l’Autriche, l’Irlande, les Pays-Bas, la Roumanie, l’Italie qui ont fait part de leur forte préoccupation », a déclaré la ministre de l’Agriculture, Annie Genevard. Selon elle, en prenant en compte les doutes exprimés par la Belgique et la Lituanie, « l’adoption du texte n’est pas gagnée ». Hier, après une rencontre à Bruxelles entre les dirigeants européens, Emmanuel Macron a réaffirmé son opposition : « On est plusieurs Etats à soutenir cette idée […] de dire « il faut qu’on ait des mécanismes qui permettent de protéger certains marchés agricoles clés s’ils venaient à être totalement déstabilisés par cet accord commercial ».
« Bovin contre automobile »
La discorde sur le traité ne date pas d’hier. Depuis les années 1990, des négociations ont lieu sur un accord entre les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay) et l’Union européenne. L’objectif ? Intensifier les échanges de biens et de services entre les deux alliances. Concrètement, le texte prévoit une suppression de 90 % des barrières douanières existantes. Côté Amérique latine, ce sont essentiellement des produits agricoles qui devraient être exportés, croisant le chemin de voitures, de vêtements, de vins ou encore de produits chimiques venues d’Europe. Dans l’Hexagone, le traité suscite une opposition farouche du monde agricole en raison d’une concurrence jugée déloyale au vu des réglementations environnementales et sanitaires moindres en Amérique latine. Selon une analyse d’impact commandée par la Commission européenne, l’accord devrait engendrer 0,1 % de croissance supplémentaire pour l’UE pour 2032 et 0,3 % pour le Mercosur.
« On parle souvent d’un accord bovin contre automobile, mais c’est plus compliqué que cela », prévient Alan Hervé. Pour le chercheur, l’un des aspects importants du traité est l’accès pour l’UE aux matières premières dont regorge l’Amérique latine. « Il y a un besoin de sécurisation de l’approvisionnement, en particulier dans un contexte de crise du multilatéralisme ». Avec les menaces régulières de droits de douane de Donald Trump, l’UE s’active à réactiver un système d’échanges stables et prévisibles.
La Cour de justice de l’Union européenne saisie ?
Dès lors, que peut faire la France face à une Union européenne arc-boutée sur l’accord. Pour Régis Bismuth, professeur à l’Ecole de droit de Sciences Po, si le texte venait à être adopté, la France pourrait saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour réclamer un avis. « La question qui est juridiquement intéressante c’est l’utilisation du split dans un accord », juge le chercheur. « Le mandat de la Commission européenne est là pour permettre les négociations des accords politiques et commerciaux et non pour les faire adopter ». La CJUE devra alors statuer sur la conformité juridique du « split » dans les principes du droit européen ou encore sur la violation ou non du mandat de la Commission. « Si la CJUE juge que les principes du droit européens n’ont pas été respectés, alors il est absolument impossible que le Conseil puisse conclure à un accord ».
« Un précédent douloureux »
L’accusation d’outrepassement du droit européen fait craindre à des conséquences irréversibles. « A mes yeux, ce serait un précédent douloureux pour l’Union européenne si l’accord passe sans un consensus et avec l’opposition de plusieurs pays », juge Régis Bismuth qui craint pour la légitimité de l’Union et l’accroissement du sentiment anti-européen. A l’heure où l’Europe apparaît divisée sur les questions internationales, la résurgence des tensions sur l’accord du Mercosur est inopportune.