C’est un véritable coup de tonnerre, qui provoque la stupéfaction aussi bien à Bruxelles qu’à Paris. Le Français Thierry Breton a claqué avec fracas, ce lundi matin, la porte de la Commission européenne. S’estimant désavoué par sa présidente, Ursula von der Leyen, il a pris les devants en quittant ses fonctions de commissaire au marché intérieur, avec « effets immédiats ».
« Il y a quelques jours, dans la toute dernière ligne droite des négociations sur la composition du futur Collège [des commissaires], vous avez demandé à la France de retirer mon nom – pour des raisons personnelles qu’en aucun cas vous n’avez discutées directement avec moi – et proposé, en guise de compromis politique, un portefeuille prétendument plus influent pour la France au sein du futur Collège », a-t-il écrit à la cheffe de l’exécutif européen, dans une lettre qu’il a rendue publique sur le réseau X.
L’affaire était pourtant entendue. L’ex-PDG d’Atos et ancien ministre de l’Economie sous Jacques Chirac, s’était imposé comme une figure de premier plan de l’équipe sortante de la Commission européenne, et sa confirmation pour cinq années de plus était attendue. Emmanuel Macron avait proposé son nom cet été pour le siège revenant à la France. Trois heures après cette missive explosive, l’Élysée s’est rabattu sur Stéphane Séjourné, l’ancien président du groupe Renew au Parlement européen, et éphémère ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Attal.
Ce retournement de situation est sans précédent dans l’histoire du bâtiment Berlaymont, le siège de l’exécutif européen. D’autant plus que c’est ce mardi, 17 septembre, qu’Ursula von der Leyen doit présenter la composition de son nouveau collège au Parlement, préalable aux traditionnelles auditions des différents candidats nationaux devant les eurodéputés. Le rebondissement est spectaculaire, alors que le processus a déjà pris du retard.
« Chez les pro-Ursula von der Leyen, le champagne a été débouché dès 8 heures du matin »
« Même dans le microcosme bruxellois, c’est une vraie surprise. Ce n’était jamais arrivé dans ces termes-là, la lettre est assez violente contre la gouvernance d’Ursula von der Leyen, c’est un vrai coup politique qui doit être analysé dans toutes ses conséquences », commente Francisco Roa Bastos, maître de conférences en sciences politiques à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Les mauvaises relations entre Thierry Breton et sa présidente étaient de notoriété publique. Le commissaire a d’ailleurs souligné dans son courrier que les « derniers développements » témoignent « une fois de plus d’une gouvernance douteuse ». « Il y a toujours eu beaucoup de conflits et de frictions entre les deux. Dans la bulle européenne, chez les pro-Ursula von der Leyen, plusieurs personnes disent que le champagne a été débouché dès 8 heures du matin », relate Julien Hoez, un consultant basé à Bruxelles, et rédacteur en chef du site The French Dispatch. « C’était un rival pour elle. »
Les exemples de contentieux ne manquent pas. Ces derniers mois, Thierry Breton avait pris part à une fronde collective pour faire échec à deux nominations polémiques voulues par Ursula von der Leyen. Ce fut le cas de Fiona Scott Morton, une Américaine proposée au poste sensible d’économiste en chef à la direction générale de la concurrence, l’an dernier. Rebelotte au printemps, quand Markus Pieper, issu comme Ursula von der Leyen des conservateurs allemands, a dû renoncer à un poste très bien rémunéré, celui de représentant de la Commission pour les PME. L’épisode s’est même soldé par un vote de défiance au Parlement européen à l’égard de la cheffe de l’exécutif européen. En pleine campagne des européennes, Thierry Breton avait également critiqué le choix du PPE (Parti populaire européen) de mettre en lice Ursula von der Leyen pour un deuxième mandat. Plus récemment, la présidence de la Commission s’était désolidarisée du courrier musclé adressé par le Français au patron du réseau X, Elon Musk. « Il y a des inimités politiques, sans doute de personnes, qui viennent de loin », résume Francisco Roa Bastos.
Un bras de fer politique sur la redéfinition des périmètres des portefeuilles des commissaires
En toile de fond, c’est toute l’architecture de la future Commission européenne qui se joue. Le prochain collège de commissaires ne se réduit pas à une question de casting, un enjeu se pose aussi dans la répartition des attributions, une donnée clé dans la mise en œuvre des orientations stratégiques. L’affaire Thierry Breton « laisse penser qu’Ursula von der Leyen pourrait vouloir défendre une position plus allemande et plus conforme à la ligne de son parti, par l’attribution des portefeuilles, et dans la politique mise en place », analyse Elvire Fabry, chercheuse senior sur la géopolitique du commence à l’Institut Jacques Delors. Et cela, « à un moment où les votes au Parlement européen, après les auditions des commissaires, seront moins évidents que pour la composition de la précédente Commission », insiste-t-elle.
Ce psychodrame au cœur du pouvoir européen, n’arrive pas à n’importe quel moment, c’est le programme des cinq prochaines années qui se joue. En témoigne la contribution récente de l’ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi. « Il y a beaucoup de cohérence entre ce qu’avait poussé Thierry Breton pour investir dans la défense et le rapport de Mario Draghi, qui comprend notamment un appel à un emprunt en commun pour investir dans l’industrie européenne, dont la défense. Le rapport Draghi apportait pas mal de crédit à la ligne Breton », rappelle la chercheuse Elvire Fabry. L’éviction de Thierry Breton « ne préjuge pas de la suite, mais ce n’est pas très positif. Du côté allemand, l’opposition à un nouvel emprunt commun reste très forte », ajoute-t-elle.
Ces cinq dernières années, le poids politique de Thierry Breton a pris de l’envergure sur la scène européenne, au fil des crises internationales, d’abord sanitaire avec le covid-19, puis stratégique, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Outre le marché intérieur, l’ancien chef d’entreprise avait la charge de la politique industrielle, de la défense et de l’espace, ou encore du numérique. Autant de dossiers qui se sont imposés dans l’agenda européen et dans la montée du concept d’autonomie stratégique.
« La constitution de la Commission est un vrai enjeu pour Ursula von der Leyen pour imposer sa marque »
L’étendue du portefeuille détenu par Thierry Breton devrait se resserrer à l’avenir, avec une sortie des questions liées à la défense et à l’espace pour en faire un poste à part dans la future Commission. « La constitution de sa Commission est un vrai enjeu pour Ursula von der Leyen, en terme de capital politique, pour imposer sa marque face aux chefs d’Etat et de gouvernement. Les enjeux de pouvoir sont très complexes », relève Francisco Roa Bastos. Le fait que les législatives de juillet aient affaibli Emmanuel Macron sur la scène européenne ne mettent pas Paris en position de force.
Selon l’Elysée, la France vise un portefeuille « centré sur les enjeux de souveraineté industrielle, technologique et de compétitivité européenne », le cœur du réacteur du rapport Draghi. L’une des monnaies d’échange dans la négociation si le portefeuille devait être plus réduit dans que la mandature sortante, pourrait être d’assurer une vice-présidence, voire une vice-présidence exécutive à la France au sein de la future Commission, imagine Francisco Roa Bastos. Il est encore trop tôt pour savoir si la France gagne au change, en misant sur Stéphane Séjourné. « Ce qui se joue maintenant, c’est de savoir s’il va y avoir ou non un portefeuille plus substantiel, une forme de compensation par rapport à celui envisagé pour Breton – qui était réduit par rapport à son mandat actuel. Il faut que le gouvernement français ait quelque chose à y gagner », met en perspective Elvire Fabry, de l’Institut Jacques Delors.
« Le président de la République a fait prévaloir la loyauté de la personne qu’il nomme Commissaire européen sur l’équilibre des genres »
Les discussions se font par ailleurs sur la base de l’objectif d’une Commission paritaire, brandi par Ursula von den Leyen. « Depuis que les Etats ont nommé leur candidat elle essaye de reprendre la main en négociant bilatéralement des portefeuilles plus étendus à ceux qui veulent envoyer une femme », note Francisco Roa Bastos. C’est par exemple le cas de la Roumanie. Bucarest candidate désormais avec une femme, l’eurodéputée Roxana Minzatu, dans l’espoir d’obtenir un portefeuille économique. La Slovénie fait aussi ce pari, en propulsant l’ex-ambassadrice Marta Kos. Rappelons que son précédent candidat, passé par la Cour des comptes, s’est retiré en actant des « divergences » avec Ursula von der Leyen. Un de plus.
L’Elysée n’a pas finalement pas engagé dans cette voie, quand bien même les candidates ne manquaient pas. Elvire Fabry cite par exemple les profils de Muriel Lacoue-Labarthe (de la direction générale du Trésor) ou de Laurence Boone, secrétaire d’État chargée de l’Europe dans le gouvernement Élisabeth Borne. Le nom de l’ancienne Première ministre faisait aussi partie des noms qui circulaient, selon Julien Hoez.
Certaines parlementaires en France se sont d’ailleurs offusquées du plan B mis sur orbite par Emmanuel Macron, y voyant une occasion manquée de construire une parité assez mal engagée. Plus généralement, de nombreux membres des oppositions ont fait part de leur indignation du choix de Stéphane Séjourné, l’un des proches du chef de l’Etat.
D’un point de vue purement stratégique, vu de Bruxelles, le remplacement de Thierry Breton par Stéphane Séjourné provoque différentes lectures. « Il ne s’agissait pas du côté français d’accepter cette décision d’Ursula Von der Leyen de manière trop complaisante. Le président de la République a fait prévaloir la loyauté de la personne qu’il nomme Commissaire européen sur l’équilibre des genres au sein du Collège », considère Elvire Fabry.
A l’inverse, pour Francisco Roa Bastos, l’influence de la France au sein de la future Commission s’effrite mécaniquement. « Par rapport à un commissaire sortant, le poids politique, la capacité à faire travailler ensemble les administrations européennes, cela va demander du temps. Thierry Breton avait déjà cette capacité. »
« Stéphane Séjourné a laissé une bonne mémoire au Parlement européen, les gens aimaient travailler avec lui », estime le consultant politique Julien Hoez (engagé au sein du comité Renaissance en Belgique). Un bémol toutefois : « Son anglais n’est pas top », reconnaît-il.
Au Sénat, le président de la commission des Affaires européennes, Jean-François Rapin (LR), regrette déjà le commissaire sortant. « C’était l’un des plus influents, qui avait la capacité de donner une certaine visibilité à la France. Je demande que le futur commissaire de montrer que la France est encore à la hauteur des enjeux, même s’il s’exprime au nom de l’Union européenne, et non de la France », espère le sénateur du Pas-de-Calais.