Farmers block the A62 freeway toll in Langon

Colère des agriculteurs : retour sur les raisons européennes de la grogne

Le mouvement de protestation des agriculteurs européens témoigne du ras-le-bol du monde rural contre Bruxelles. Ils dénoncent une accumulation de contraintes et un espace concurrentiel traversé par de fortes inégalités, susceptibles d’ébranler des secteurs entiers de l’agriculture.
Romain David

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La taxe sur le gazole non-routier a embrasé la colère des agriculteurs français, rappelant la séquence des Gilets Jaunes qui avait eu pour point de départ une hausse des prélèvements sur les carburants automobiles. De la même manière, ce point de crispation est l’arbre qui cache la forêt : en témoigne la diversité des slogans brandis sur les blocages mis en place par les agriculteurs depuis la semaine dernière, et la liste de 120 demandes transmis par la FNSEA, le principal syndicat agricole, au gouvernement. Pour l’exécutif, la séquence est d’autant plus délicate que la colère du monde rural vise aussi les politiques européennes, tenues comme principales responsables des difficultés. D’ailleurs, la protestation touche aussi d’autres pays européens, notamment les Pays-Bas, l’Allemagne et la Pologne. Conditionnement des aides, normes environnementales, accords de libre-échange… autant de sujets de crispation sur lesquels la marge de manœuvre des gouvernements est étroite.

Les normes environnementales : une inflation européenne et une tendance française à la surtransposition

Mise en place en 1962, la PAC représente le plus gros morceau du budget de l’Union européenne. Elle est organisée sur des périodes de sept ans, ainsi les montants à débloquer pour la tranche actuelle (2021-2027), atteignent les 387 milliards d’euros. Si les aides européennes ont été un levier de première importance dans le développement de l’agriculture française après la Seconde guerre mondiale, ce soutien financier a été conditionné à un ensemble de règles et de contraintes que les agriculteurs ont de plus en plus de mal à supporter. Ils dénoncent également d’importants retards de paiement : ce sont les Etats qui assurent le versement de la PAC, avant d’être remboursés par l’Union.

Depuis 2023, le versement de 25 % des aides de la PAC est régi par un système appelé « éco-régime » ; le montant alloué est déterminé par la surface de l’exploitation qui applique un certain nombre de bonnes pratiques. Autre impératif imposé par la nouvelle PAC : la mise en jachère d’au moins 4 % des terres arables pour favoriser le développement de la biodiversité. Cette contrainte a été mise entre parenthèses avec la guerre en Ukraine, pour permettre aux producteurs de rester compétitifs, mais Bruxelles exige sa mise en œuvre depuis le 1er janvier. « La Commission souhaiterait même monter jusqu’à 10 % des surfaces. Dans un contexte où les équilibres alimentaires sont rebattus par la situation géopolitique, est-il légitime de geler comme cela les terres ? », interroge Thierry Pouch, économiste, chef du service études et prospectives de l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture à Paris.

En France, la FNSEA réclame une nouvelle dérogation. « J’irai mercredi au niveau européen pour débloquer un certain nombre de sujets. Je pense au sujet de la jachère et je pense que dans la semaine on pourra avoir des réponses. Le président de la République y mettra tout son poids », a assuré le ministre de l’agriculture, Marc Fesneau sur franceinfo.

Mais au-delà des normes imposées par Bruxelles, se pose aussi le problème de leur « surtransposition », c’est-à-dire la complexification des textes lorsque ceux-ci sont adaptés au droit national. Avec un risque de distorsion de concurrence à l’intérieur de l’Union, lorsque cette transposition génère des contraintes spécifiques, qui ne sont pas partagées par tous les pays. Thierry Pouch cite l’exemple des haies pour évoquer ce mille-feuille administratif : « La France voudrait replanter 50 000 kilomètres de haies d’ici la fin de la décennie, mais leur gestion dépend à la fois du Code de l’urbanisme, du Code de l’environnement et du Code rural. Les problèmes d’harmonisation auxquels font face les agriculteurs sont loin de relever du fantasme », explique-t-il.

Toutefois, l’empilement des règlements, et la perte de compétitivité associée, a pu être contrebalancé dans certains secteurs par un recours massif aux dérogations. « En ce qui concerne l’utilisation des pesticides, sur tout ce qui concerne la protection des personnes et des zones vulnérables, la France a sous-transposé et a même été condamnée pour cela », souligne Benoît Grimonprez, professeur de droit rural à l’Université de Poitiers.

La politique agricole européenne (PAC) : des sommes grignotées par l’inflation

Selon un calcul de FarmEurope, un think tank consacré à l’économie rurale dans l’UE, l’inflation pourrait se traduire par une réduction de plus de 30 % du montant de la PAC à l’horizon 2027. En parallèle, l’augmentation du prix des denrées agricoles conduit à une augmentation des revenus. Conséquence directe de ce mécanisme : la part du revenu des agriculteurs issue des aides européennes rétrécit. Cette situation n’a pas échappé à Bruxelles. En janvier 2023, le commissaire européen à l’Agriculture, Janusz Wojciechowski, s’en est inquiété au cours d’une réunion de la commission de l’Agriculture du Parlement européen, redoutant que de nombreux producteurs ne fassent le choix de s’émanciper des obligations qui les lient au versement de la PAC, si celle-ci n’est plus substantielle. Le commissaire européen a donc appelé à une révision à la hausse du budget, ce qui nécessite un accord politique, toujours difficile à trouver à 27.

Les accords de libre-échange : un cheval de Troie pour la concurrence extra-européenne

Depuis le début des années 2000, l’UE cherche à développer un accord interrégional avec plusieurs pays d’Amérique du Sud, déjà rassemblés en communauté économique sous le nom de Mercosur (Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay). Si un accord de principe a finalement été conclu en 2019, il n’est toujours pas appliqué : Bruxelles a la possibilité de s’en tenir à un simple vote du Parlement européen, ou de soumettre la ratification de cet accord à l’ensemble des différents parlements nationaux. Dans ce cas, la procédure européenne exige une adoption à l’unanimité pour que l’accord de libre-échange puisse entrer en vigueur.

La France fait partie des opposants à ce projet, avec les Pays-Bas, la Belgique, l’Autriche et la Pologne, qui exigent un relèvement des conditions imposées aux pays du Mercosur, notamment le respect de l’accord de Paris sur le climat. Le 16 janvier, le Sénat a adopté à l’unanimité une résolution, portée par la droite et les centristes, qui demande au gouvernement de « tenir une ligne de fermeté » face au Conseil européen. La Chambre haute « estime que les conditions démocratiques, économiques, environnementales et sociales ne sont pas réunies pour la conclusion de l’accord trouvé avec le Mercosur le 28 juin 2019 ». Les élus invitent donc le gouvernement « à refuser tout accord commercial avec le Mercosur tant que des mesures miroirs en matière environnementale, sociale et de bien-être animal ne seront pas appliquées pour empêcher la concurrence déloyale des importations d’Amérique du Sud ».

Les atermoiements autour du Mercosur trahissent le paradoxe entre les exigences écologiques et environnementales de l’Union, et la volonté de lier des liens commerciaux privilégiés avec des Etats qui ne soumettent pas leur agriculture aux mêmes pressions. Les exploitants redoutent l’arrivée massive dans les grandes surfaces de produits importés qui auront bénéficié d’intrants que les producteurs régionaux n’ont plus le droit d’utiliser en Europe. Les inquiétudes se cristallisent notamment sur la viande et l’éthanol, avec une filière élevage en difficulté et une culture de la betterave contrainte de renoncer aux néonicotinoïdes. « Le refus clair des accords de libre-échange » figure en bonne place dans la liste de revendications déposées par la FNSEA, le premier syndicat agricole, sur le bureau du Premier ministre, Gabriel Attal, en fin de semaine dernière.

Soutien à l’Ukraine : un « quoi qu’il en coûte » européen au détriment du secteur agricole

L’enclenchement du processus d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, conséquence de l’invasion russe de 2023 et du soutien affiché par Bruxelles à Kiev, est également source de vives inquiétudes dans le monde paysan. L’Ukraine est l’un des premiers producteurs mondiaux de céréales, notamment de maïs, de blé et de tournesol. Elle dispose d’une surface agricole considérable, de 42,7 millions d’hectares. Parallèlement, « ses perspectives de développement restent encore significatives compte tenu de la faible utilisation d’engrais et de phytosanitaires, et les rendements moyens », relève un rapport du ministère de l’Agriculture de 2019. Un retard qu’est venu accroître le conflit avec la Russie.

Depuis 2014, l’UE et l’Ukraine sont déjà unis par un accord d’association qui permet de réduire la taxation des produits exportés et importés depuis l’Ukraine par les entreprises européennes. En mai 2022, afin de soutenir l’économie du pays face à la guerre, Bruxelles a levé les droits de douane sur les produits ukrainiens, y compris les denrées agroalimentaires. Mais dans le même temps, plusieurs pays frontaliers – la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie – ont été autorisés à bloquer la commercialisation des céréales ukrainiennes vendues à bas coûts pour éviter l’asphyxie de leur propre production. Ce système dérogatoire a été levé fin septembre, au grand dam des pays concernés, notamment parce qu’il contrevenait aux règles du marché intérieur européen.

Cet épisode est brandi par les agriculteurs européens en illustration de leurs craintes quant à l’arrivée du géant ukrainien sur le marché unique. « On parle beaucoup des céréales, mais on assiste à une véritable explosion des importations d’œufs et de poulets ukrainiens. Avant la guerre, l’Europe importait 20 000 tonnes de sucre ukrainien, ce chiffre est passé à 400 000 en 2023. Le partenaire géostratégique que l’on a voulu faire de Kiev, est aujourd’hui en train de se transformer en concurrent économique et agricole de premier plan », relève Thierry Pouch.

Par ailleurs, l’intégration de l’Ukraine à l’UE risquerait également de rebattre les cartes de la PAC, en aspirant une large partie des fonds. Aujourd’hui, la France reste la première bénéficiaire des politiques d’aides à l’agriculture mise en place par l’Union européenne, avec 9,5 milliards d’euros en 2022 sur une enveloppe de 58,3 milliards repartie entre les 27 Etats membres. Viennent ensuite l’Espagne (6,9 milliards) et l’Allemagne (6,3 milliards).

La stratégie européenne de la ferme à la fourchette : la menace d’une chute de la production

La stratégie « de la ferme à la fourchette », parfois résumée sous le sigle « F2F » (en référence à l’anglais « Farm to fork ») est la déclinaison dans le secteur agro-alimentaire des engagements pris dans le Pacte vert pour permettre à l’Europe de devenir, d’ici 2050, le premier continent climatiquement neutre. Adoptée à l’automne 2021 par les eurodéputés, elle prévoit d’augmenter la part du bio dans les assiettes européennes, en faisant passer la proportion de l’agriculture biologique de 10 à 25 % d’ici 2030, alors qu’elle se situe aujourd’hui sous la barre des 10 %. L’un des ressorts de cet objectif est une réduction de l’utilisation de pesticides d’au moins 50 %. Mais le secteur redoute un écroulement de la production et voit dans « Farm to fork » un coup de bélier porté au modèle productiviste sur lequel ont misé de nombreux exploitants pendant des décennies. « Depuis 2020, les études montrent que la production européenne pourrait reculer de 10 à 15 %. Washington a même agité le risque d’une insécurité alimentaire mondiale », relève Thierry Pouch.

Le sentiment de frustration est d’autant plus grand que les agriculteurs ont pu avoir l’impression d’être poussés vers un modèle déjà en crise. Avec 2,8 millions d’hectares consacrés à l’agriculture biologique, la France possède la plus grande surface « bio » d’Europe. Pour autant, le secteur traverse depuis 2021 une période de turbulences qui se caractérise par une baisse sensible des ventes après une croissance de plusieurs années. En 2022, les ventes ont chuté de 4,6 % et la part du bio dans le panier des Français reculé de 0,4 %. Ce phénomène s’est accéléré avec l’inflation, le consommateur cherchant à limiter les dépenses. « C’est encore l’un des paradoxes de Bruxelles sur l’agriculture. On pousse la filière dans une direction sans tenir compte de la crise des débouchés. Le recul du bio touche aussi l’Allemagne, la Belgique ou encore l’Espagne. Les enquêtes montrent que les consommateurs commencent à douter de ses bienfaits. Et ce scepticisme, par capillarité, touche aussi d’autres secteurs, notamment les produits avec appellation d’origine contrôlée », pointe Thierry Pouch.

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