Les dirigeants européens sont parvenus à s’entendre sur le principe d’un financement par la dette d’investissements dans la défense, et sur la nécessité de réaliser des acquisitions militaires en commun. Les Vingt-sept ont également approuvé les propositions de la Commission européenne, de sortir les dépenses militaires du calcul d’un éventuel déficit du budget. Entretien avec Sébastien Maillard, conseiller spécial à l’institut Jacques Delors, et associé au think tank britannique Chatham House.
Le conseil européen extraordinaire du 6 mars marque-t-il un tournant dans la construction européenne, selon vous ?
Sébastien Maillard : Cela marque l’amorce d’un tournant. Il est vrai que l’Europe de la défense est un serpent de mer, qui traverse la construction européenne depuis ses débuts. On pense à la Communauté européenne de défense dans les années 1950. Dans la précédente Commission européenne, quelques briques ont été posées, mais là, il y a une réelle volonté qui s’affirme.
Le grand tournant est allemand. Olaf Scholz avait annoncé il y a trois ans un tournant pour son propre pays mais on n’en a pas vu la couleur. Là, le futur chancelier s’affirme en faveur, non seulement du réarmement de son pays, mais aussi de l’Europe. Le lâchage américain et les interrogations sur la solidité de la relation transatlantique marquent l’amorce d’un tournant nécessaire.
On sent qu’après le marché intérieur, puis l’euro, la défense est le nouvel horizon de la construction européenne. Elle peut devenir le nouveau grand chantier des Européens, avec un côté à la fois pompier et architecte : pompier vis-à-vis des Ukrainiens, car l’urgence c’est de livrer tout de suite des armes, pour essayer de palier le retrait des Américains ; mais aussi l’architecte, la construction de notre propre défense, compte tenu des incertitudes sur la présence de l’Otan et l’usage de l’article 5 [une réaction de solidarité et d’assistance des pays de l’Otan, quand une agression vise l’un de ses membres, ndlr]. Vu les déclarations de Donald Trump, cela ne laisse rien de très garanti.
Le Conseil européen rappelle qu’une Union « plus forte dans le domaine de la sécurité et de la défense » reste « complémentaire à l’Otan », qui reste le « fondement de leur défense collective ». C’est une manière de ne pas aller trop loin dans cette Union ?
On peut se demander si le tournant européen est hésitant ou pas, au sens où si les augmentations de budget de la défense se font pour être indépendants ou pour satisfaire Donald Trump. Cela peut-être les deux à la fois. Le tournant peut être hésitant, entre des velléités d’indépendance et / ou de satisfaction de l’Otan. Le futur chancelier allemand a parlé d’indépendance vis-à-vis des États-Unis et il ne se nourrit plus d’illusions sur l’avenir de l’Otan. Il faudra d’autres sommets européens pour le confirmer.
La question est : est-ce que l’attitude de Donald Trump est passagère ou non. Avant lui, des désengagements américains étaient déjà en cours. La nouveauté, c’est le rapprochement avec la Russie, qui inquiète et qui rend la menace palpable.
La construction européenne est en train de passer d’un projet de paix à un projet de puissance. Le sommet du 6 mars pose peut-être un jalon dans le passage de l’un à l’autre. Ces deux projets ne sont pas antinomiques mais l’Union européenne était avant tournée vers elle-même. La Russie sert d’aiguillon à cette reconfiguration de l’Europe.
Il y a une unanimité sur les conclusions relatives à la défense, et en même temps la Hongrie a refusé de s’associer à la déclaration de soutien à l’Ukraine. Comment jugez-vous ce résultat ?
Cela montre bien que c’est la Hongrie qui est isolée, et non l’Union européenne qui s’est divisée. Ce serait différent si cela avait été un grand pays. Ce qui m’a frappé dans ce sommet, c’est que l’Union européenne est bien le socle de la rencontre, mais on voit bien aussi que pour opérer ce tournant, on a besoin de dépasser ce cadre. Une partie des conclusions à 27-1, ce n’est pas habituel. En parallèle, il y a un debrief avec le Royaume-Uni, la Turquie et la Norvège. Il ne faut pas que les formats nous arrêtent. On agit avec les plus décisifs, il peut y avoir des coopérations renforcées en interne. L’Union européenne est nécessaire pour lever les 150 milliards d’euros, mais il ne faut pas s’interdire de penser au-delà.
Ce qui est intéressant à observer, c’est le format infra et supra européen de l’Union européenne dans cette séquence, le fait que le Royaume-Uni retrouve une place auprès de l’Union. Il va y avoir un sommet UE-Royaume-Uni le 19 mai. On voit qu’ils sont aussi les premiers inquiets de la perte de la solidarité transatlantique.
Les Vingt-sept ont donné leur feu vert à un nouvel instrument de prêt de 150 milliards d’euros ou encore à une dérogation en matière de règles de déficit public pour la défense. Le Conseil européen invite néanmoins la Commission « à étudier des mesures supplémentaires ». Les modalités du financement ont encore l’air de faire débat ?
On sent qu’aujourd’hui on est habitué. C’est moins révolutionnaire qu’au moment du Covid, cela paraît désormais évident. Le tournant allemand concerne aussi l’approche des finances publiques.
La proposition ReArm Europe est une base de discussion. Il y a aussi ce que pourrait faire la Banque européenne d’investissement (BEI), cette idée d’être une banque du réarmement, avec un capital initial et des prêts garantis. On est en plein moment d’ébullition pour des nouveaux financements. L’union des capitaux – autre serpent de mer – pourrait aussi avancer à cette fin. Le chiffre de 800 milliards d’euros d’investissements, c’est à la fois pour marquer un coup, mais on voit déjà qu’il faut aller plus loin car à ce stade, cela repose beaucoup sur les budgets nationaux et leur capacité à emprunter. Le débat n’est absolument pas clos.
Quel rôle va jouer la remise du Livre blanc sur la défense dans les futures propositions de la Commission ? En quoi c’est important ?
Il va servir de base à des propositions législatives, mais aussi de base pour d’autres discussions entre les dirigeants européens, à la lumière des derniers développements à Washington. C’était déjà prévu avant cette séquence extraordinaire. Cela s’ajoute à la création d’un commissaire européen à la défense, d’une commission parlementaire à la défense. On voit que l’UE s’équipe, qu’il faut avoir une feuille de route et une vision stratégique au-delà de la question ukrainienne.
La difficulté de l’exercice, c’est que le Livre blanc va sortir à un moment de tremblement de terre géopolitique, où l’histoire se joue en direct. Il risque d’arriver soit trop tôt, soit trop tard. C’est une chose de l’écrire quand on est assuré de la solidité de l’alliance transatlantique et que l’article 5 fonctionne. Cela en est une autre de l’écrire en pensant à une Europe de la défense sans les Etats-Unis.
Pour la facilité de paiement de 150 milliards d’euros, la Commission a décidé de s’appuyer sur l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’UE, qui lui permet, en cas d’événements majeurs, d’éviter une validation au Parlement européen. Est-ce problématique, étant donné cette « amorce de tournant » dans l’histoire européenne ?
Non, dans la mesure où l’on parle de prêts que les États vont devoir faire. C’est quand même un dialogue entre les États et la Commission, qui va lever les fonds sur les marchés. Cela ne me choque pas, vu les mécanismes en jeu. En revanche, le Livre blanc fera l’objet de discussions chez les députés Ce sera à eux de s’en emparer et il serait normal que le commissaire à la défense vienne le présenter et soit auditionné. Auparavant, celle-ci était une sous-commission rattachée à la commission des affaires étrangères Elle est devenue une vraie commission en décembre 2024. Il y a des choses, comme cela, qui montrent que l’on est en train de passer à un degré supérieur.