Un peu plus de six ans après la chute de Baghouz, dernier réduit de l’Etat islamique, une cinquantaine de femmes djihadistes et quelque 120 mineurs de nationalité française sont toujours détenus dans des camps du nord-est de la Syrie, désormais sous le contrôle des Kurdes. Après avoir organisé quatre séries de rapatriements depuis 2019 – et ramené 169 enfants et 57 femmes – Paris a cessé toute opération de ce type depuis juillet 2023. Au grand dam des familles, soutenus par des avocats, des humanitaires et des élus, qui reprochent à la France de laisser croupir au milieu du désert ces mineurs, emmenés de force en Syrie par leurs parents, pour beaucoup dans la petite enfance, et qui se retrouvent désormais livrés à eux-mêmes. Certains sont même nés dans ces camps, et ne connaissent rien d’autre du monde extérieur.
« La France persiste à refuser de rapatrier ces enfants, et donc à violer le droit international et européen », martèle Marie Dosé, avocate du collectif des familles unies, à l’occasion d’une conférence de presse organisée ce lundi 16 juin au siège du Conseil national des barreaux. Au début du mois, elle s’est rendue avec une petite délégation dans les camps de Roj, les « centres de déradicalisation » d’Orkesh et Houri, ainsi que dans la prison d’Alaya, à la rencontre de ces Français, dont certains, incarcérés lorsqu’ils n’étaient que des adolescents, sont désormais de jeunes adultes.
Des mandats d’arrêt internationaux
Le gouvernement s’est engagé à rapatrier les mères qui en font la demande. Si beaucoup s’y refusent, par crainte des représailles judiciaires à leur arrivée sur le sol français, les associatifs ont dénombré 23 demandes, parmi lesquels une douzaine de mineurs, restées sans réponse à ce jour. « Nous avons les demandes écrites, mais on nous a dit que ça n’était pas suffisant. Nous avons obtenu des consentements audios. On nous a dit que ça serait bien d’avoir aussi des vidéos, alors nous y sommes allés… » résume Marie Dosé, qui a même alerté Emmanuel Macron sur ce dossier.
« Des enfants français à qui l’Etat refuse sa protection, je n’en connais pas d’autres », soupire Amélie Morineau, présidente de la commission Libertés et Droits de l’homme du Conseil national des barreaux. Comme leurs mères, la plupart sont frappés par des mandats d’arrêts internationaux. Sans effet jusqu’ici dans la mesure où la Kurdistan n’est pas un Etat reconnu par la France, ce qui empêche leur exécution. Pourtant, Paris participe au financement des camps dans lesquels ils sont détenus.
À leur arrivée en France, ces mineurs seront vraisemblablement mis en examen et placés en détention provisoire, le temps que les autorités fassent la lumière sur leurs agissements lorsqu’ils étaient mineurs, sous l’Etat islamique. « Parmi ceux qui ont déjà été rapatriés, aucun n’a jamais causé de difficultés à ce jour. Quant aux mères, elles ont été judiciarisées. À ma connaissance, il n’y a pas eu de problème particulier », ajoute Amélie Morineau.
« Cynisme politique et calcul électoraliste »
L’attitude de la France à l’égard de ses ressortissants a été épinglée par plusieurs instances internationales, dont le Comité des droits de l’enfant de l’ONU. À chaque fois, l’Etat a invoqué la dimension sécuritaire du problème : pour l’heure, la zone serait trop dangereuse pour y envoyer des militaires et organiser de nouveaux rapatriements. Un argument que peinent à entendre les familles, dont certaines ont déjà réussi à effectuer plusieurs allers-retours sur place. « Si nous, grands-parents, avons pu nous y rendre pour les voir, qu’est-ce qui empêche les autorités françaises d’aller chercher nos petits-enfants ? », interroge une grand-mère. « On va continuer de lutter pour les faire rentrer. On ne les abandonnera pas. »
« Même l’Ukraine, en guerre depuis 2022, a opéré un rapatriement en avril 2025 pour une femme et deux enfants », observe Matthieu Bagard, président du pôle expertise Syrie de l’ONG Avocats Sans Frontières. « Le plus gros contingent d’Européens restant sur place est Français », souligne l’eurodéputé EELV Mounir Satouri, président de la commission des droits de l’homme au Parlement européen. Cet élu accuse le gouvernement de laisser sciemment péricliter la situation, « par cynisme politique et calcul électoraliste ». « Notre président de la République a reçu avec le tapis rouge Ahmed Al-Charaa, président intérimaire des autorités syriennes de transition, il y a quelques jours. S’il est capable d’accueillir, avec les honneurs, un ancien chef djihadiste… Il est capable de ramener nos gosses ! », lâche-t-il.
Ces enfants devenus majeurs qui demandent toujours leur rapatriement
« On a laissé grandir ces enfants dans les camps et aujourd’hui, le Quai d’Orsay refuse le rapatriement de ceux qui sont devenus majeurs. Ce cynisme doit cesser ! », enjoint Marie Dosé. Ce lundi, le collectif a souhaité attirer l’attention sur plusieurs de ces jeunes adultes, vidéos à l’appui, réalisée au smartphone la semaine dernière à l’occasion de brèves entrevues sous la surveillance des gardiens.
Parmi eux : Youssef, 22 ans, arrivé en Syrie à 11 ans. Le reste de sa famille a pu être rapatrié il y a plusieurs années, mais lui a été « oublié » par l’administration française. Atteint de graves troubles neurologiques, qui nécessiteraient une opération, il souffre de crises d’épilepsie quotidiennes et de trous de mémoire qui obligent à lui rappeler régulièrement sa situation.
Ou encore Asad, 19 ans. Né en Russie, il est arrivé en France à l’âge de trois ans – sa mère ayant obtenu le statut de réfugiée politique -, avant d’être emmenée de force en Syrie par son père, à l’âge de 9 ans. Il est détenu dans le centre Houri depuis 2019. « Lorsqu’il nous a vus, il nous a demandé pourquoi nous avions mis tant de temps à venir le voir. Sa mère le pensait mort. Les services français ont caché son existence, et nous l’avons découvert grâce à une journaliste », raconte Amélie Morineau.
Dans le centre, Asad a réussi a trouvé une guitare. Devant la caméra, il exécute la célèbre romance de « Jeux interdits ». Un morceau appris en autodidacte, pour tromper son quotidien, sans connaître le film de René Clément. « Il n’a pas la nationalité française, mais le seul pays qu’il connaît, c’est la France. Aucun autre pays ne pourra l’accueillir », résume Marie Dosé.