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Elections en Turquie : « Quel que soit le candidat élu, il risque d’y avoir une situation particulièrement instable », analyse Jean Marcou

Depuis le mois de février dernier, tous les yeux sont braqués sur la Turquie. Après le séisme qui a endeuillé le pays le 6 février, et a provoqué la mort de 50 000 personnes, le pays va se rendre aux urnes, le 14 mai prochain, pour élire son président et ses parlementaires. Parmi les candidats, le président sortant, omniprésent sur la scène internationale, Recep Tayyip Erdoğan. Malade, à la peine dans les sondages, sa victoire n’est pas assurée. Analyse de ces scrutins déterminants avec Jean Marcou, professeur à Sciences-Po Grenoble, chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul.
Mathilde Nutarelli

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Quel est l’état des forces en présence ?

La particularité de ce scrutin, c’est que se tiennent à la fois l’élection présidentielle et les législatives. La présidentielle peut avoir deux tours, et les élections législatives en ont un seul. S’il y a un second tour à la présidentielle, il aura lieu 15 jours après.
Il y a d’un côté Erdoğan, qui est soutenu par l’ « Alliance du peuple », qui rassemble l’AKP, son parti, et un parti d’extrême-droite, le MHP, qui est représenté au Parlement, le parti de l’action nationaliste, et des partis d’extrême droite islamo-nationalistes.

Le leader de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, est soutenu par l’ « Alliance de la nation », composé du parti kémaliste, le CHP, social-démocrate, d’un petit parti nationaliste modéré, d’un parti islamiste et deux partis créés par des dissidents de l’AKP. Il faut bien voir que cette alliance est tacitement soutenue par le parti kurde d’opposition, le HDP, qui est quand même le troisième parti d’opposition et qui n’a pas présenté de candidat à la présidentielle.

Il y a deux autres candidats marginaux : Muharrem İnce, kémaliste dissident, déjà candidat en 2018. Il est estimé à 4-5 %. Le dernier est un candidat d’extrême-droite, Sinan Oğan, qui est assez marginal, et qui milite principalement contre l’immigration syrienne.

Pour les législatives, cinq alliances se sont nouées, avec 26 partis.  Parmi eux, 13 se sont rassemblés dans des alliances, et c’est là que les législatives vont se jouer. Les trois principales alliances comptent d’un côté l’AKP et le MHP, d’un autre l’alliance rivale, l’ « Alliance de la nation »,  et enfin une troisième alliance composée par le HDP et des partis d’extrême-gauche.

Qui, dans la population turque, soutient Erdoğan aujourd’hui ?

Il a le même électorat depuis le début, sauf que celui-ci s’est contracté. Son électorat fondamental est compos des néo-urbains, qui sont arrivés dans les grandes villes turques dans les dernières décennies du XXe siècle, et les campagnes anatoliennes. Mais même la « Turquie profonde », c’est une Turquie de villes, puisque 75% des Turcs sont urbains.

En face, on a un soutien qui vient plutôt des grandes villes, en particulier à l’Ouest. En effet, traditionnellement, le parti kémaliste est représenté sur la façade égéenne et méditerranéenne et maintenant à Istanbul [depuis 2019, le maire d’Istanbul est Ekrem İmamoğlu, membre du CHP, ndlr].

Les Kurdes de gauche, dont le parti est poursuivi à l’heure actuelle, se présentent sous l’étiquette de la gauche verte. Ce dernier est majoritaire dans les provinces du sud-est de la Turquie, mais il est aussi représenté dans les villes, comme à Istanbul.

Si le bloc d’opposition l’emporte, est-ce que cela peut tenir, du fait de leur diversité ? Erdoğan est-il vraiment en danger ?

L’opposition suit une bonne dynamique, mais c’est une des questions. Erdoğan a mis du temps à trouver le tempo de sa campagne. Il a hésité entre une campagne de proximité sur des thématiques de base, ce qu’il peut difficilement faire, parce que contrairement au dernier scrutin, son bilan économique est mauvais. En revanche, il a beaucoup joué la carte de la grandeur, en inaugurant par exemple un porte-drones le 10 avril dernier, qui est le plus grand bateau créé par les Turcs. Mais ces sujets, c’est un peu ce avec quoi les Turcs sont fâchés, cette recherche de la grandeur, cette fuite en avant que le pays a connue ces dernières années.

Ce qu’Erdoğan joue comme carte, c’est la tactique disant que voter pour lui, c’est la stabilité. Il a moqué l’alliance de l’opposition, appelée la « Table des 6 », car les six leaders des partis qui la composent se réunissaient souvent pour des dîners. Erdoğan l’appelle « Table des 7 », car il y inclut le HDP, le parti kurde, qu’il accuse d’être lié au PKK [organisation politique armée kurde]. Cela peut jouer dans le scrutin.

À l’heure actuelle, une grande partie des sondages dit qu’il y aura un second tour. Ce serait la première fois depuis 2014. Ce qu’annoncent les sondages, c’est aussi une assemblée où il n’y aurait pas de majorité absolue. Or, cela est nécessaire pour voter le budget et les lois. À l’heure actuelle, l’AKP n’a pas de majorité à lui tout seul, c’est pour ça qu’il a recours à l’alliance avec le parti d’extrême-droite MHP pour lui apporter des voix. Quel que soit le candidat élu, il risque d’y avoir une situation particulièrement instable, d’où l’appel d’Erdoğan de voter pour la sécurité, de voter pour lui, même si son étoile a pâli. Il faut bien comprendre que les législatives sont en embuscade derrière la présidentielle.

Le séisme du 6 février dernier et la gestion de ses conséquences jouent-ils plutôt en faveur ou en défaveur d’Erdoğan ?

Le séisme n’a pas eu autant de conséquences qu’on le pensait. Sur la tenue des élections, d’abord. Ce dont on s’aperçoit, c’est que presque l’ensemble de la classe politique turque a plaidé pour que les élections aient lieu tout de suite. À ce moment-là, l’opposition était dans une dynamique favorable et elle craignait qu’Erdoğan ne les retarde. Mais constitutionnellement, on ne pouvait pas reporter de date électorale. Globalement, Erdoğan a maintenu non seulement les élections, mais il a maintenu le scénario qu’il avait prévu avant le séisme, c’est-à-dire de les avancer d’un mois, soi-disant pour des raisons de calendrier (le 18 juin était proche des vacances de la fête religieuse du sacrifice et proche du concours national des universités en Turquie).

Le séisme a cependant eu un impact symbolique, il a en quelque sorte sonné la fin d’une époque : Erdoğan est malade, il fait une campagne moins forte qu’avant, et à cela s’ajoute le séisme. Ce n’est pas très bon pour lui.

Il y a bien eu une critique de la gestion du séisme. Mais il y a eu une forme de responsabilité collective qui a fait que, même si l’opposition a pointé du doigt un certain nombre de raisons qui ont accru le tremblement de terre, comme l’incapacité à renforcer les bâtiments et à appliquer les règles de construction à la lettre, il est difficile de toutes les relier directement au gouvernement.

Cette semaine, Erdoğan a dû interrompre une interview en direct pour raisons de santé. Quel impact ses soucis de santé peuvent avoir sur le résultat électoral ?

On disait déjà d’Erdoğan qu’il était fatigué. Cela illustre dans les faits cette fatigue. Cette fois-ci, il n’a pas fait une campagne comme celles dont il a l’habitude. Il s’est beaucoup déplacé, mais il n’a pas été aussi actif que par le passé. La maladie, qui est peut-être conjoncturelle, confirme une impression d’usure, qui est un des éléments qui peut entamer sa campagne et sa réélection. Il faut tout de même remarquer que sa maladie lui a permis d’assister à la cérémonie d’inauguration de la première centrale nucléaire du pays [construite par le géant russe Rosatom, ndlr], le 27 avril, en visioconférence. Cela a-t-il été pour lui un moyen de ne pas s’afficher avec Poutine pour cette cérémonie ? Quoi qu’il en soit, ce n’est pas très favorable pour Erdoğan, bien que son challenger soit plus âgé que lui.

Comment la question kurde influence-t-elle les élections ? Quel rôle peuvent jouer les partis kurdes ?

Le parti kurde d’opposition, le HDP, fait office de faiseur de roi depuis 2015. C’est lui qui a empêché Erdoğan, à cette époque, d’avoir la majorité absolue au Parlement. En 2019, lors des élections municipales, c’est lui qui a fait élire le principal opposant à Erdoğan à la mairie d’Istanbul. Ce parti a transformé les données du système turc par les résultats qu’il a fait aux législatives et aux deux précédentes présidentielles, où son candidat est arrivé troisième, une fois en faisant campagne de sa prison. Cette fois-ci, il a fait le choix de ne pas concourir, pour faire tomber Erdoğan. C’est donc un cauchemar pour le président sortant. Ils sont dans une position cruciale dans cette élection. Mais attention, ici on parle des Kurdes d’opposition. Il y a des Kurdes conservateurs, qui soutiennent Erdoğan. Dans son alliance, il y a un parti intégriste islamiste kurde

Le scrutin peut-il se dérouler dans de bonnes conditions ?

Il y a assez peu de risques de fraude, la Turquie est un pays où on vote depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, il y a une tradition d’élections correcte. De plus, les Turcs sont inscrits d’office sur les listes électorales, cela réduit les risques de fraude. Par ailleurs, il y a toujours une haute participation, autour de 80 %, cela laisse une trop faible marge d’incertitude pour faire bouger les lignes fortement. La question des populations déplacées suite au séisme est un importante : des procédures ont été mises en place pour permettre aux gens déplacés de voter dans les secteurs où ils se sont déplacés, on verra comment cela se passe.

Y a-t-il un risque, qu’en cas de défaite, Erdoğan ne rende pas le pouvoir ?

On ne voit pas très bien comment Erdoğan pourrait trouver un processus disruptif pour refuser une défaite. Pour l’instant, il n’y a pas de situation internationale ou domestique qui permettrait ces dispositifs. Le plus dangereux pour l’opposition reste qu’il parvienne à maintenir sa majorité, même si les sondages le donnent perdant. Il ne faut pas oublier que s’il perdait à la présidentielle, l’AKP reste le premier parti aux législatives.

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