US Air Strike on The Headquarters of Hashd al-Shaabi in Iraq, Anbar – 03 Feb 2024

Frappes américaines au Moyen-Orient : « Aucune des parties en présence ne souhaite s’engager dans une escalade incontrôlable »

Ce week-end, les États-Unis ont multiplié les frappes au Moyen-Orient contre des groupes armés alignés sur Téhéran. Vendredi, 85 cibles ont été touchées en Irak et en Syrie. Dès le lendemain, des raids aériens ont ciblé une quinzaine de missiles houthistes au Yémen. David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l'IRIS et rédacteur en chef d'Orients Stratégiques (L'Harmattan), donne son regard sur les enjeux géopolitiques de la région.
Rédaction Public Sénat

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Après une attaque au drone qui a eu lieu en Jordanie le 28 janvier, et qui a causé la mort de trois soldats américains, les États-Unis semblent passer à la vitesse supérieure ce week-end. La stratégie américaine dans la région a-t-elle évoluée ?

Même si elles sont en partie liées, les attaques qui ont eu lieu à la fois en Irak et en Syrie d’une part, puis celles au Yémen d’autre part, ne sont pas identiques dans leurs attendus. En Irak et en Syrie, la riposte américaine avait été clairement annoncée comme une opération de représailles inévitable consécutive à la mort des trois soldats américains. Elle constitue un message adressé à Téhéran, après qu’une certaine ligne rouge a été franchie par certaines de ses milices mandataires, qui opèrent masquées derrière la nébuleuse de ladite « résistance islamique en Irak » (RII), notamment le Kataëb Hezbollah et le Harakat Al-Nujaba dont le commandant adjoint des opérations pour Bagdad, un certain Mushtaq Talib al-Saïdi, avait déjà été tué par une frappe de drone américaine début janvier 2024. Ce type de réplique a vocation à restaurer une forme de dissuasion, qui était en train de s’éroder. Les États-Unis ne sont pas pour autant dans une logique d’escalade. Ils ne cessent de le réaffirmer. Mais c’est un avertissement sérieux à ceux qui se tiennent en deuxième rideau, en l’occurrence à Téhéran. Et ce, d’autant plus que Joe Biden doit composer avec une pression politique interne accrue dans la perspective des futures élections présidentielles de novembre prochain. Il ne peut en aucun cas se permettre de paraître faible, car cela serait immédiatement exploité par son adversaire attendu, à savoir Donald Trump. Contre les Houthis, les Américains suivent surtout une logique d’attrition capacitaire. Ils visent notamment les centres de commandement et les sites de stockage de drones et/ou de missiles dont ceux qui se trouvent en sous-sol. Le 18 janvier, le président Joe Biden avait lui-même reconnu que les premières frappes américaines ne dissuadaient pas les Houthis de poursuivre leurs tirs mais que ces frappes continueraient tant que les attaques des Houthis continueront. Tout simplement parce qu’il n’est pas possible d’accepter que le commerce maritime mondial puisse être menacé.

 

À la suite de la réplique du 3 février, Joe Biden a affirmé que l’armée américaine allait continuer à s’attaquer aux milices présentes en Irak et en Syrie. Est-il probable que l’Iran riposte à son tour ?

Certainement pas directement. Téhéran qui suit une politique de plausible deniability (« déni plausible ») quant à son éventuelle responsabilité dernière, n’entend pas prendre le risque d’une confrontation directe avec les Etats-Unis dont l’Iran n’a pas les moyens et préfère continuer de pratiquer une stratégie de guerre hybride via ses proxys (mandataires régionaux). Une situation qui, paradoxalement, arrange également les Etats-Unis. Car, aujourd’hui, tout le monde veut éviter une escalade incontrôlable. L’objectif iranien consiste à développer une logique d’encerclement pour affaiblir Israël grâce à une pression « multi-fronts » (à la frontière libanaise avec le Hezbollah, avec les milices pro-iraniennes en Syrie et en Irak, en mer Rouge avec les Houthis). L’Iran veut éviter une conflagration régionale majeure. Mais on n’est pas à l’abri de dérapages incontrôlés de la part de certains proxys iraniens qui disposent d’une certaine marge de manœuvre opérationnelle sur leurs terrains respectifs. Le 4 février, en tout cas, soit le lendemain des représailles américaines en Syrie et en Irak, sept combattants des Forces Démocratiques Syriennes [alliance kurde alliée des États-Unis, ndlr] – mais pas des soldats américains – ont été tués dans une attaque de drones menée contre une base américaine dans l’est de la Syrie où ils sont stationnés par une attaque de drone orchestrée par des groupes pro-iraniens.

 

Est-ce que ces milices sont en train d’échapper au contrôle de l’Iran ?

L’Iran a compris que l’on passait à un niveau supérieur, et que le risque de dérapage devenait élevé. Pour chaque action envisagée, Téhéran doit établir à un arbitrage calibré. Ce n’est pas nécessairement un hasard si, avant la frappe américaine effectuée dans la nuit du 3 au 4 février, le Kataëb Hezbollah a ostensiblement annoncé deux jours après la mort des trois soldats américains, la « suspension » de ses frappes. Officiellement la milice souhaitait éviter l’embarras du gouvernement irakien d’Al- Soudani, réputé proche du régime iranien, mais censé incarner la souveraineté irakienne.

Un signe de prudence peut-être venu de Téhéran qui anticipait une réplique américaine inévitable. Les milices pro-iraniennes dans la région suivent un agenda commun, très largement indexé sur les intérêts géopolitiques de Téhéran. Mais elles répondent aussi parfois à leurs propres intérêts. Le Hezbollah poursuit aussi un agenda intra-libanais, et les Houthis font de même au Yémen, lesquels se réservent une marge de manœuvre telle qu’elle n’exclut pas un risque de dérapage incontrôlé.

 

Un accord est en cours de négociation en faveur d’un cessez-le-feu dans la bande de Gaza. Est-ce qu’une trêve entre Israël et le Hamas pourrait apaiser les tensions ?

Pour l’instant, la trêve n’est pas finalisée. Chacune des deux parties défend des prérequis contradictoires. Le Hamas n’est pas disposé à une simple trêve mais réclame un cessez-le-feu définitif. Or c’est irrecevable pour Israël. De son côté, l’État hébreu réclame une libération de tous les otages et de manière indifférenciée pour les civils comme pour les militaires retenus en captivité (qu’ils soient hommes ou femmes). Pour l’instant, les paramètres ne convergent pas. Mais même une trêve ne résoudrait pas le problème central : les activités accrues de l’axe de ladite muqawama (« résistance » à Israël) réunissant les mandataires pro-iraniens en soutien au Hamas à Gaza.

 

Benjamin Netanyahu a estimé ce lundi qu’une « victoire totale » de l’armée israélienne dans la bande de Gaza serait un “coup fatal” au Hamas, mais aussi à l’Iran et à ses alliés. Une confrontation directe entre Israël et l’Iran n’est donc pas envisageable ?

Il y a déjà une guerre indirecte entre les deux pays sur différents théâtres régionaux. Mais il ne s’agit pas d’un conflit ouvert dont les conséquences seraient redoutablement imprévisibles. Certains membres du gouvernement israélien, notamment issus de l’extrême-droite à la posture maximaliste, auraient sans doute des velléités d’une confrontation directe avec Téhéran. Mais c’est précisément ce que cherche à empêcher l’Administration américaine qui souhaite éviter une déflagration régionale majeure – voire – et essaie de contenir, autant que faire se peut, le conflit à Gaza.

 

Lors d’une conférence de presse le 16 janvier dernier, Emmanuel Macron a affirmé que la France ne se joindrait pas aux frappes contre les Houthis. Comment analysez-vous la position de la France dans ce conflit ?

La France entendait manifester le souci de ne pas s’aligner sur les Anglo-saxons, notamment sur l’initiative militaire américaine en considérant que la problématique relevait plus d’une « logique diplomatique » que d’une « logique militaire ». Une manière de ne pas se retrouver indexé sur le principal soutien occidental d’Israël que sont les Etats-Unis. C’est la même raison qui avait poussé la France à faire partie de la coalition maritime internationale mise en place par les Etats-Unis le 18 décembre, tout en ne passant pas sous commandement américain. Ce qui n’empêche pas une coordination étroite dans la cadre de ladite coalition pour tenter de restaurer la sécurité du trafic en mer Rouge menacée par les tirs des Houthis dont l’un a d’ailleurs été intercepté le 10 décembre 2023 par la frégate multimissions française Languedoc. Le même raisonnement a prévalu pour l’établissement décidé par l’Union européenne, le 22 janvier suivant, d’une mission navale européenne maritime européenne, parallèle mais non concurrente de celle mise en œuvre par les Etats-Unis comprenant d’ailleurs déjà la participation modeste de certains Etats européens comme la Norvège ou les Pays-Bas.

 

Depuis le mois de novembre, les Houthis sont à l’origine de 27 attaques contre des navires commerciaux en mer Rouge. Qu’a changé le conflit Israël-Hamas pour les rebelles yéménites ?

Les Houthis sont devenus, en un cours laps de temps, un acteur géopolitique à part entière au niveau international. C’est aussi ce qui peut leur servir dans les négociations intra-yéménites pour solder les comptes de la guerre civile au Yémen débutée il y a une décennie. Car si les Houthis sont parvenus à s’imposer peu ou prou militairement et détiennent le pouvoir de facto à Sanaa, ils n’incarnent pas la légalité internationale. Ils apparaissent en tout cas aujourd’hui comme incontournables dans la configuration géopolitique actuelle. Cette situation les a placés au-devant de la scène internationale de manière totalement inédite.

 

Les attaques houthistes ont fait chuter de 30 % le trafic maritime en mer Rouge. Cette diminution a de grosses répercutions sur l’économie des pays d’Asie. Comment la Chine réagit-elle ?

La Chine est très contrariée par la situation qui affecte une voie essentielle du trafic maritime mondial et impacte la chaîne des flux logistiques des exportations chinoises, dont les entrepôts portuaires commencent à se remplir de stocks et entraînent des surcoûts du fait du déroutage des navires via le Cap de Bonne-Espérance au Sud de l’Afrique pour éviter la mer Rouge. L’« Usine du monde » s’inquiète. D’où les mises en demeure formulées le 19 janvier dernier par le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois appelant « à la fin du harcèlement ainsi qu’au maintien des chaînes d’approvisionnement mondiales fluides et de l’ordre commercial international ». Mais la Chine est quelque peu piégée par son souci de ménager son allié iranien. Cela ne l’aurait toutefois pas empêché de signifier à l’Iran qu’il était indispensable à Téhéran de faire pression sur les Houthis, faute de quoi cela serait susceptible de nuire aux relations commerciales iraniennes avec Pékin. Un message parfaitement reçu à Téhéran, mais pas forcément entièrement audible de la part des Houthis qui suivent aussi un agenda qui ne coïncide pas totalement avec celui de Téhéran. C’est toute la difficulté de l’exercice.

 

Propos recueillis par Myriam Roques-Massarin

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