« La domination patriarcale est maintenue sur la tête des Iraniennes de leur naissance à leur mort », dénonce Nargès Mohammadi

Libérée provisoirement de la prison d’Evin, à Téhéran, la militante pour les droits des femmes et prix Nobel de la paix Narges Mohammadi a été auditionnée au Sénat. Malgré les risques qu’elle encourt en s’exprimant, elle a exhorté les parlementaires à agir pour aider les Iraniens dans leur combat contre le régime islamique.
Rose-Amélie Bécel

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« Je suis une femme de 52 ans, j’ai deux enfants et ça fait dix ans que je ne les ai pas vus. » Ce 23 janvier, Narges Mohammadi, militante iranienne des droits des femmes et prix Nobel de la paix, a pris la parole devant les sénateurs et députés de la délégation aux droits des femmes et de la commission des affaires étrangères. Une audition réalisée dans des conditions exceptionnelles, en visioconférence depuis l’Iran, où la militante est emprisonnée.

Régulièrement arrêtée depuis 1998, Narges Mohammadi purge depuis 2016 une peine de 16 ans de prison à Téhéran, dans la prison d’Evin, notamment connue pour enfermer des opposants politiques. En décembre dernier, la militante a été temporairement libérée de prison pour raisons médicales, après avoir été opérée d’une tumeur à la jambe. « Nous ne pouvons plus retourner en arrière. Peu importe de quel côté des murs de la prison je me trouve, je continuerai la lutte. Je suis prête à en payer le prix, je le paye déjà », affirme-t-elle, face à des parlementaires qui ne cachent ni leur émotion ni leur admiration.

« En République islamique, il n’y a rien qui ne se paye pas. Même tenir cette réunion, ce sont des sacrifices »

À tout moment, la libération temporaire de Narges Mohammadi peut prendre fin. Une forme de torture psychologique très pratiquée par le régime iranien pour réprimer les opposants, que la militante dénonce dans son livre « Torture blanche ». « Après mon opération, mes médecins ont transmis des lettres au tribunal pour indiquer que je devais rester sous surveillance. Pourtant, 48 heures après, on m’a de nouveau transférée en prison. Pendant 22 jours, j’ai vécu des moments extrêmement difficiles, sans aucune surveillance après une opération d’ampleur. J’ai alors obtenu une permission de 20 jours, depuis je n’ai pas d’informations sur mon retour en prison », explique-t-elle.

Depuis sa sortie temporaire, Narges Mohammadi multiplie les interventions dans les médias et auprès des institutions partout dans le monde. Scrutée par le régime, chacune de ses interventions peut donner lieu à un nouveau harcèlement judiciaire. À plusieurs reprises pendant son audition, notamment lorsqu’elle était interrogée par la présidente de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale Véronique Riotton sur les capacités d’action de la France pour venir en aide aux Iraniennes, la liaison avec Téhéran a d’ailleurs été coupée.

Une interruption de la connexion qui ne doit rien au hasard, souligne l’avocate de la fondation Narges Mohammadi en France Chirinne Ardakani, présente lors de l’audition : « Le régime iranien utilise la censure. C’est dans ces conditions que nous recueillons la parole de Narges Mohammadi. En République islamique, il n’y a rien qui ne se paye pas. Même pour tenir aujourd’hui cette réunion, ce sont des sacrifices des uns et des autres. »

« Faites pression sur le régime de la République islamique ! Au lieu de normaliser un régime coupable de crimes contre l’humanité »

Interrogée à de nombreuses reprises sur son état de santé et sur les risques qu’elle encourait en s’exprimant aussi librement, Narges Mohammadi s’est finalement peu étendue sur sa situation personnelle. Tout au long de son audition, la militante iranienne a ponctué ses propos d’appels des pouvoirs français et occidentaux à agir. « Faites pression sur le régime de la République islamique ! Au lieu de normaliser un régime coupable de crimes contre l’humanité », exhorte-t-elle. « Toute négociation avec la République islamique qui ne prend pas en compte les droits humains, les droits des femmes et la société civile, ne fera que renforcer la tyrannie religieuse et nier la lutte du peuple iranien pour la démocratie. »

Narges Mohammadi appelle ainsi les Etats à refuser le jeu des dirigeants iraniens, en quête de normalisation sur la scène internationale, et à apporter son soutien à la société civile. « Pour mettre un terme au système tyrannique et religieux, nous avons besoin de redonner le pouvoir au peuple iranien, qui lutte dans toutes les couches de la société : les étudiants, les enseignants, les ouvriers, les défenseurs des droits humains, de l’environnement… », observe la militante. « Pendant les 30 dernières années, j’ai participé à plusieurs groupes, mais aucun n’a survécu à la République islamique. Nous n’avons pas eu le soutien international escompté », déplore-t-elle.

Depuis plusieurs années, notamment après la mort de Mahsa Amini en septembre 2022, moment déclencheur du mouvement de contestation « Femme, Vie, Liberté », ce soutien international se fait de plus en plus fort, salue Narges Mohammadi. « Peut-être que vous ne voyez plus aujourd’hui de larges manifestations dans les rues iraniennes, mais cela ne veut pas dire que la contestation s’est arrêtée », souligne-t-elle. « La société iranienne a développé des stratégies de plus en plus créatives pour mener la lutte à travers les arts, dans les universités aussi la mobilisation se poursuit », ajoute la militante. Une référence aux récents gestes de contestation de deux Iraniennes, fortement relayés sur les réseaux sociaux : Ahou Daryaei, l’étudiante qui s’est dévêtue en plein Téhéran pour protester contre les restrictions vestimentaires, et la chanteuse Parastoo Ahmadi, qui a donné un concert virtuel visionné plus de deux millions de fois sans son voile.

L’apartheid de genre : « Une discrimination systémique et puissante des femmes »

Pour Narges Mohammadi, enfin, le combat doit aussi être porté sur le plan juridique, avec la reconnaissance de l’ « apartheid de genre » dans le droit international. « Une discrimination systémique et puissante des femmes en Iran », explique la militante : « Les lois de la République islamique sont fondamentalement contre les femmes, elles ont pour objectif d’invisibiliser les femmes. Ajoutez à ces lois une religion obligatoire et voyez quel pouvoir cela peut avoir sur les femmes ».

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