Dans quel contexte interviennent ces mobilisations anti-immigration au Royaume-Uni ?
Le mouvement qui conteste l’immigration au Royaume-Uni a eu plusieurs phases. Ce qu’il se passe aujourd’hui est une résurgence de ce qui s’est passé l’année dernière [en juillet 2024, un homme, fils d’un immigré rwandais, tue trois fillettes, menant à une semaine de violentes émeutes anti-immigration, ndlr]. Ce fait divers a été très vite récupéré par les mouvements d’extrême droite contre les migrants. Ils lient leur racisme, leurs positions anti-immigration, à une supposée menace des demandeurs d’asile à l’égard des enfants et des jeunes femmes. Ce sont des symboles forts qui suscitent des réactions émotionnelles fortes dans la population. Les Britanniques qui ont pris part à ces mobilisations sont pour beaucoup des personnes qui soutiennent ou qui ont déjà voté pour Reform UK, le parti de Nigel Farage, ou bien qui soutiennent les groupes d’extrême droite.
Les mobilisations de cet été sont nées après une supposée altercation entre un des demandeurs d’asiles hébergé dans un hôtel et une jeune fille.
Cette fois-ci, la focalisation s’est faite sur le logement des migrants et des demandeurs d’asile durant la période pendant laquelle leur dossier de demande d’asile est instruit, au cours de laquelle ils n’ont pas le droit de travailler. Ils sont logés dans des hôtels, parqués quelque part à cause de la lenteur des services et de leur désorganisation, en partie créée par les politiques d’immigration passées.
Quel est le discours des manifestants, que revendiquent-ils ?
Le jeu de ceux qui ont fomenté ce mouvement est d’aller sur des symboles. Celui de l’hôtel a bien marché. Ses ressorts sont les suivants : faire imaginer aux Anglais que les migrants sont mieux traités que la population locale car ils seraient hébergés dans des hôtels de luxe. S’il est vrai que les locaux vivent une situation économique et sociale très difficile, du fait des politiques d’austérité qui ont lieu depuis 1 5 ans, les migrants ne sont pas mieux traités. Ils ne sont pas logés dans des hôtels de luxe, occupent les chambres à plusieurs. Mais dans ces discours-là, les faits importent peu.
La capacité à utiliser des symboles pour ce qui est une forme de propagande est très importante, notamment pour l’extrême droite britannique. Ces groupes jouent sur des ressorts anti-islam. Le recours au symbolique leur permet d’évoquer des choses sans les dire et de susciter des émotions. Cela a un effet mobilisateur sur la population, qui y trouve des raccourcis qui permettent de penser sans avoir trop à creuser.
Ce qui est nouveau cette année, c’est l’initiative, née dans la banlieue de Birmingham, d’afficher des drapeaux. Cela a fait tache d’huile et s’est répandu à d’autres endroits du pays. Des drapeaux anglais (croix de Saint-George) et l’Union Jack sont accrochés à des lampadaires, sur des maisons, peints sur des passages piétons, parfois colonisant des rues entières… Un tel pavoisement est très rare au Royaume-Uni, réservé au jubilé ou aux funérailles nationales. Certains habitants racontent que cela crée un sentiment déconcertant et oppressant, d’autres bien sûr expriment leur joie de montrer leur patriotisme et la grandeur de la nation. Le recours au symbolique, et singulièrement au drapeau, est une manière de tendre un piège au gouvernement travailliste, aux autorités locales dans les villes où cela se produit. Comme ces drapeaux sont présentés comme une manifestation patriotique, il est très difficile de les enlever – le prétexte retenu a d’ailleurs été dans certains cas qu’ils posaient un danger aux travailleurs de la voirie ! Keir Starmer a quant à lui récemment fait une intervention expliquant qu’il était patriote et qu’il aimait le drapeau. Pourtant, ne pas les enlever, c’est se prêter à la rhétorique populiste car le drapeau de Saint-George n’est pas neutre, il a été longtemps associé à l’extrême droite et n’est pas affranchi d’un passé nationaliste anti-migrants. Il a été utilisé notamment par la « ligue de défense de l’Angleterre » (England defense league, EDL), ouvertement anti-musulmans.
D’où viennent ceux qui entretiennent le mouvement ? A Epping, des femmes vêtues de rose, appelées « Pink ladies », revendiquent défendre leurs enfants et en particulier leurs petites filles.
On trouve les traces, dans les mouvements qui instiguent les mobilisations, de groupes déjà actifs pendant la crise des migrations de 2015 puis durant la campagne pour le Brexit. A l’époque, ils avaient réussi à associer dans les imaginaires et à travers les médias les migrants avec une menace, diffuse et pas toujours explicitement énoncée, et donc avec un sentiment de peur. Ce sont donc des débats anciens qui sont réactivés, amplifiés. Or, les choses ont changé depuis le Brexit : depuis 2020, il n’y a plus de migrants envoyés par l’Union européenne, mais les migrations n’ont pas décru, légales et illégales. La focalisation se fait sur la petite minorité de réfugiés illégaux, notamment ceux qui traversent la Manche sur des petits bateaux.
Le phénomène des « Pink ladies » n’est pas ancien. Il me paraît assez proche des images que Donald Trump utilise dans sa soi-disant défense des femmes, ou des pratiques de certaines franges de l’extrême droite, en France ou ailleurs en Europe, qui parlent de l’oppression des femmes en Afghanistan et dans certains pays musulmans, tout en laissant les auditeurs faire l’association d’idées selon laquelle elle viendrait de l’islam.
La situation actuelle, avec de nombreux migrants hébergés pendant le traitement administratif de leur dossier, est l’héritage de la difficulté qu’ont eue les précédents gouvernements conservateurs. Ils ont fait des promesses qu’ils n’ont pas pu – et ne pouvaient pas, tenir. Ils ont utilisé les arguments anti migrants pour attirer l’électorat protestataire de plus en plus séduit par Reform UK (et par UKIP avant le Brexit) et ont mis en place des politiques très dures, mais qui ne marchent pas, comme l’accord passé avec le Rwanda [en 2022, le gouvernement conservateur de Boris Johnson a esquissé un projet de loi permettant au Royaume-Uni d’expulser vers le Rwanda les demandeurs d’asile arrivés illégalement. Le nouveau Premier ministre travailliste, Keir Starmer, a enterré de projet à son arrivée à Downing street en juillet 2024, ndlr].
Justement, comment réagit le parti travailliste à ces mobilisations qui durent depuis aussi longtemps qu’il est au pouvoir ?
Il réagit de manière timorée. D’un point de vue des politiques migratoires, il essaie d’améliorer le système de traitement des dossiers des demandeurs d’asile, tout en étant ambigu sur les politiques visant à expulser les migrants déboutés. Des mesures sont annoncées pour calmer la population, comme la fin du regroupement familial ou la fermeture des lieux d’hébergement de type hôtel d’ici à 2029. L’affichage est important mais ne suffit pas, puisque leurs opposants ont beau jeu de montrer que les chiffres des migrations, ou des arrivées par bateaux, restent importants. C’est là où la situation est compliquée pour les travaillistes. Ils doivent à la fois montrer qu’ils entendent les peurs et démonter le travail symbolique fait par l’extrême droite, de manière à désamorcer la polarisation des opinions. Or, c’est ce travail de désamorçage qui est très compliqué et sur lequel ils butent.
De plus, le parti travailliste n’est pas dans une si bonne situation électorale. Même s’il dispose d’une très grande majorité en sièges au Parlement, cette majorité n’est pas si grande en voix. Il est vulnérable, car les circonscriptions où il est traditionnellement fort, celles du « mur rouge » au centre de l’Angleterre, sont frappées de plein fouet par ces mobilisations. Ces territoires connaissent des difficultés sociales et économiques très importantes et il est facile pour des acteurs politiques de jouer sur la symbolique de la grandeur nationale passée, en la mettant en comparaison avec une décadence actuelle qui ne bénéficierait plus qu’aux migrants.
Le parti conservateur est, lui aussi, en très mauvaise position et court après l’extrême droite pour essayer de gagner des points.
Nigel Farage est-il finalement le grand gagnant de cette séquence ?
Il ne doit pas y avoir d’élections nationales avant 2029, mais s’il y en avait aujourd’hui, le parti de Nigel Farage, Reform UK, les remporterait. Il est dans la droite ligne des mobilisations anti-immigration. Ces dernières semaines, il a fait un discours reprenant les thématiques de l’extrême droite britannique des années 1970 sur l’invasion migratoire. Même si les élections générales ne sont prévues que dans 4 ans, il y a des élections locales tous les ans au Royaume-Uni, et elles sont importantes pour tous les partis politiques.
Nigel Farage est une personnalité populiste bien établie. Il est très présent dans les médias, a été longtemps député européen. Il a un aigu sens de l’image, de la formule, une gouaille, une capacité à se présenter comme un homme proche des gens ordinaires. Cela en fait un objet de projection pour les citoyens, qui voient en lui celui qui va dégager les équipes sortantes, conservatrices comme travaillistes, pour régler leurs problèmes. Il a beaucoup de similitudes avec Donald Trump, ils sont d’ailleurs très proches.