« L’électorat a rarement semblé aussi divisé. » C’est la conclusion du New York Times, après la publication de son sondage du 25 octobre dernier, donnant Donald Trump et Kamala Harris à égalité dans le vote populaire, avec 48 % des suffrages. De son côté, l’agrégateur de sondages de référence « FiveThirtyEight » donne toujours une légère avance d’un point à la candidate démocrate, mais son écart avec le chef de file des Républicains ne cesse de se réduire.
« Kamala Harris était parvenue à inverser le rapport de force, mais on a le sentiment depuis une dizaine de jours que sa campagne patine. De son côté, Donald Trump continue sur sa lancée, avec une communication politique très impactante à l’image de son dernier meeting au Madison Square Garden », explique Frédéric Micheau, directeur du pôle opinion d’OpinionWay et auteur pour la Fondation Jean Jaurès d’une analyse sur les ressorts de l’évolution des sondages depuis le début de la campagne.
« On a rarement vu une élection aussi serrée dans les swing states »
Ces sondages, qui mesurent le vote des citoyens à l’échelle nationale, restent toutefois à prendre avec beaucoup de pincettes. « D’abord, comme tout sondage d’intentions de vote, c’est du déclaratif. Cela ne prouve en aucun cas ce que vont faire les électeurs le jour J, il peut y avoir des surprises », observe Frédéric Micheau.
La spécificité de l’élection présidentielle américaine, qui se joue au suffrage indirect par le biais de grands électeurs dans chaque État, veut aussi que le vote populaire ne détermine pas à lui seul le résultat final. En témoigne, par exemple, l’élection de Donald Trump en 2016 : le candidat Républicain avait recueilli les voix d’une majorité de grands électeurs, tout en ayant récolté 46 % des suffrages à l’échelle du pays contre 48 % pour Hillary Clinton.
Pour avoir une vision plus fiable de l’écart entre les deux candidats, mieux vaut donc se pencher sur la situation particulière dans chaque État, en particulier dans les Etats clés. Mais, là aussi, l’issue du vote du 5 novembre semble très incertaine. « On a rarement vu une élection aussi serrée dans les swing states », estime Frédéric Micheau, « pour de nombreux États, les écarts entre les deux candidats sont en plein dans la marge d’erreur et la précision des outils de sondages ne permet pas de mesurer des écarts de voix si faibles. »
Traditionnellement démocrate, l’électorat latino et afro-américain de plus en plus tenté par Donald Trump
Dans ce contexte, alors que seuls quelques milliers de voix pourraient faire basculer les États clés dans un camp ou un autre, le vote des différentes communautés présentes dans le pays est particulièrement scruté. À commencer par les latinos, la plus grosse minorité aux Etats-Unis représente près de 20 % de la population et près de 36 millions d’électeurs. De moins en moins prévisible, le vote latino cache en réalité de grandes disparités. « Plus l’implantation d’un électeur latino est ancienne sur le territoire américain, plus son vote se rapproche de celui d’un blanc. En revanche, si son immigration est plus récente, son pays d’origine joue davantage. Le vote cubain américain, par exemple, est traditionnellement républicain », explique Ludivine Gilli historienne et spécialiste des Etats-Unis. Dans la communauté latino, si le vote démocrate reste majoritaire, il l’est ainsi de moins en moins : en 2012, Barack Obama avait recueilli 71 % des voix de la communauté, en 2020 Joe Biden en a recueilli 59 %. La récente sortie d’un humoriste au meeting de Donald Trump à New-York, décrivant Porto Rico comme une « île flottante d’ordures au milieu de l’oécan », pourrait toutefois coûter des voix au candidat républicain.
De son côté, l’électorat afro-américain semble plus largement acquis à la cause de la candidate démocrate. Selon un sondage d’opinion du New York Times, Kamala Harris devrait récolter 78 % des voix dans la communauté. Toutefois, là encore un clivage s’observe, cette fois-ci entre les hommes et les femmes. « Les femmes noires votent très largement démocrate, les hommes noirs plutôt aussi, mais la question cette année c’est : quelle part des hommes afro-américains vont se diriger vers Donald Trump ? », s’interroge Ludivine Gilli. Auprès de la communauté noire aussi, Donald Trump parvient donc à éroder une partie de l’électorat démocrate. Environ 15 % de ces électeurs pourraient se tourner vers lui lors du prochain scrutin, c’est 6 points au-dessus de ce qu’il avait récolté en 2020.
« Ce qui joue, c’est aussi une désaffection des afro-américains pour le parti Démocrate, à force de constater qu’une fois au pouvoir il ne contribuait pas à améliorer leur situation économique. En 2020, la campagne de Joe Biden s’était aussi jouée dans le contexte de la mort de George Floyd. Aujourd’hui, il n’y a pas d’événement comparable à même de rappeler à l’électorat afro-américain que, même s’il est déçu par le parti Démocrate, il reste le plus à même de défendre ses droits », constate Alexis Pichard, docteur en civilisation américaine à l’Université Paris-Nanterre. Dans ce contexte, la campagne de Kamala Harris s’appuie ainsi très peu sur le vote communautaire, constate le chercheur : « Kamala Harris ne joue pas la carte de l’ethnie, elle ne veut pas accréditer la thèse de Donald Trump selon laquelle elle serait au service de certaines communautés et non de tous les Américains. Elle cherche plutôt à convaincre des électeurs modérés et indécis, en faisant campagne sur les sujets de préoccupation de l’Américain moyen : le pouvoir d’achat, la sécurité, la démocratie… »
Les femmes républicaines particulièrement courtisées par Kamala Harris
Parmi ces électeurs indécis que la candidate cherche à convaincre, on retrouve principalement les femmes, alors que le droit à l’avortement fait parti des sujets majeurs de la campagne. De fait, le scrutin du 5 novembre pourrait être le plus genré de ces dernières décennies, au moins depuis l’élection de Ronald Reagan en 1980. Selon le dernier sondage d’opinion du New York Times, 53 % des femmes soutiennent ainsi Kamala Harris contre 39 % des hommes. « Historiquement, ce “gender gap” qui fait que les femmes votent davantage pour les Démocrates existe à toutes les élections. Mais c’est particulièrement vrai aujourd’hui, notamment du fait de la personnalité repoussoir de Donald Trump et parce qu’il a fait annuler le droit à l’avortement au niveau fédéral », explique Ludivine Gilli.
C’est cette faille dans l’électorat républicain que les démocrates exploitent dans cette campagne. En témoigne le discours, résolument féministe, prononcé par Michelle Obama à l’occasion d’un meeting de Kamala Harris dans le Michigan ce 26 octobre. « Les femmes républicaines sont typiquement les cibles du discours de Michelle Obama. Elle a cherché à convaincre en leur disant que malgré toutes les dominations et emprises qu’elles pouvaient subir, une fois dans l’isoloir elles étaient seules et libres de voter en leur âme et conscience », analyse Alexis Pichard.
À l’échelle du pays, la proportion de ce « vote caché », de femmes traditionnellement républicaines qui se porteraient cette fois-ci sur Kamala Harris, est difficile à estimer. Une chose est sûre, les femmes sont trois millions de plus que les hommes aux Etats-Unis, et elles ont tendance à davantage participer aux élections que leurs homologues masculins. Reste à savoir si cela suffira à faire la différence.