Russia Terrorist Attack

Qu’est-ce que l’EI-K, la branche de Daesh devenue « l’épicentre » de l’organisation, qui revendique l’attentat de Moscou ?

Fondée en janvier 2015, à la suite de la scission d’une partie des talibans, l’EI-K pour Etat Islamique au Khorasan (« d’où vient le soleil » en persan), ancien nom de l’Afghanistan actuel, a multiplié les attentats terroristes de grande envergure ces dernières années, la dernière en date ayant eu lieu à Moscou, dans la salle de concert du Crocus City Hall, faisant au moins 137 morts, ce vendredi 22 mars. Une branche qui constitue aujourd’hui l’ « épicentre » de Daech, selon la chercheuse Amélie Chelly, récente autrice de l’ouvrage Le Coran de sang, publié aux Editions du Cerf.
Alexis Graillot

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Vendredi soir, le groupe Etat Islamique (EI) a revendiqué l’attaque qui a tué au moins 137 personnes, et en a blessé plusieurs centaines d’autres. Selon les revendications du groupe terroriste via son canal Telegram, cette attaque visait à répondre à « la guerre faisant rage » entre l’organisation et « les pays combattant l’islam. Pour de nombreux experts du terrorisme international, l’Etat Islamique au Khorassan (EI-K), branche de Daech, sévissant en Asie centrale et en Asie du Sud, fait figure de principal suspect dans ces attaques.

De son côté, le Kremlin se refuse à tout commentaire sur cette revendication, tant que l’enquête est « en cours ». Une manière de rejeter, sans la citer, la responsabilité sur l’Ukraine, alors que Vladimir Poutine avait indiqué quelques heures après le drame, que « du côté ukrainien, un passage avait été préparé pour que les assaillants franchissent la frontière ». Accusations indirectes balayées dans la foulée par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, tout comme par Emmanuel Macron, qui a appelé à prévenir toute « instrumentalisation » ou « déformation ». « Je pense que ce serait à la fois cynique et contre-productif pour la Russie elle-même et la sécurité de ses ressortissants d’utiliser ce contexte pour essayer de retourner contre l’Ukraine », a ajouté le président de la République, lors de son arrivée en Guyane, ce lundi matin.

Quoiqu’il en soit, l’hypothèse la plus probable, retenue par la communauté internationale et les experts, réside dans la responsabilité de l’EI-K. Retour sur la genèse et la montée en puissance de la branche, décrite par l’Institut français des relations internationales, comme « la plus sanguinaire d’Afghanistan ».

Une scission avec les Talibans

Peu de temps après la proclamation du « califat » par Abu Bakr al-Baghdadi en 2014, des ex-membres de la branche pakistanaise des talibans, principalement issus du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), lui font allégeance, de même que d’anciens talibans, déçus du régime des mollahs. Les oppositions prennent une résonnance tout à fait particulière lorsque des partisans issus de la province du Khorasan, qui englobe l’ensemble du territoire afghan actuel ainsi qu’une partie du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan, assassinent un haut responsable taliban de la province de Lugar, située dans l’est de l’Afghanistan. Depuis, le conflit entre les deux mouvements fait rage dans la région. Si initialement, le rapport de force est favorable aux Talibans, la prise de Kaboul par ces derniers en 2021, a rebattu les cartes et redistribué le rapport de force.

 L’idéologie talibane repose sur la perspective paradoxale d’imposer purement et simplement la charia dans un élan supra-ethnique (…), tout en consacrant (…) le code d’honneur coutumier des tribus pashtounes 

Amélie Chelly, chercheuse au CADIS et autrice de "Le Coran de sang"

La branche de Daech commet ainsi de nombreuses attaques envers le régime taliban, mais également à l’encontre des populations civiles. A ce titre, la succursale est responsable de l’attentat de Kerman (Iran) du 3 janvier 2024, tuant 84 personnes et en blessant près de 300, durant l’anniversaire des 4 ans du général Qasem Soleimani, tué par une frappe étatsunienne le 3 janvier 2020.

Même si les deux groupes constituent des mouvances sunnites radicales, s’opposant à la minorité chiite, ils divergent fortement sur leur idéologie : « L’idéologie talibane repose sur la perspective paradoxale d’imposer purement et simplement la charia dans un élan supra-ethnique (…), tout en consacrant (…) le code d’honneur coutumier des tribus pashtounes », explique la chercheuse Amélie Chelly. De fait, les talibans « ne font pas du chiite la cible prioritaire » : « le chiite n’est pas aimé, mais il constitue un sujet de préoccupation secondaire », ajoute-t-elle. « A partir du moment où il y a eu délitement des Râfidhites en Syrie et en Irak, les talibans se sont rabattus en Afghanistan, car ce dernier compte une majorité chiite hazara et sa plus large frontière avec l’Iran », détaille Amélie Chelly, qui voit dans ce délitement, « une raison pour laquelle les Talibans ont repris le pouvoir ».

En cela, il s’oppose frontalement à l’idéologie de l’Etat islamique, qui place le chiite « au sommet de la hiérarchie de ses ennemis » : « Pour ce dernier, le chiite est une cible qu’il faut plus urgemment tuer que les autres car il est accusé d’avoir usurpé le statut de musulman », précise la chercheuse.

 Cette sidération s’explique surtout par le fait que Daech a perdu sa dimension territoriale 

Amélie Chelly, chercheuse au CADIS et autrice de "Le Coran de sang"

Un effet de « sidération »

Pour autant, elle ne s’avère pas forcément surprise de l’ampleur d’une telle attaque, même si cette dernière a conduit à une réaction très forte des pays occidentaux, en atteste la décision de la France de rehausser le plan Vigipirate en « urgence attentat ». « Cette sidération s’explique surtout par le fait que Daech a perdu sa dimension territoriale », qui explique que l’organisation « a dû se rabattre sur ses succursales », détaille Amélie Chelly. Et alors même que la menace planait toujours, la Russie se trouvait en première ligne des menaces de la branche, en raison de l’aide militaire majeure apportée par le régime du Kremlin à l’administration de Bachar el-Assad ainsi qu’aux kurdes, « les deux ennemis sacrosaints de Daech » … sans oublier le discret soutien de Moscou au régime autoritaire tadjik, qui lutte lui aussi contre l’organisation terroriste.

Depuis les attentats du 13 novembre 2015, force était pourtant de constater qu’en Europe, les attaques terroristes commises par Daech ne s’exerçaient plus à travers des commandos armés, le message martelé par le groupe étant d’ailleurs d’appeler « tous les soldats d’Allah à perpétrer des attentats sur leurs territoires ». D’où cet effet de sidération, renforcé : « Depuis qu’il n’y a plus de zone de territoire, on n’avait plus à faire à ces commandos », constate la chercheuse, qui analyse cette attaque comme « une façon de dire « nous revenons sur le devant de la scène » ». Une interprétation cependant à nuancer, l’ambassade de Russie à Kaboul ayant été victime d’un attentat-suicide ayant fait une dizaine de morts. Pour autant, au Moyen-Orient, la situation s’avère drastiquement différentes, puisque des attaques de l’EIK ont lieu « quasiment quotidiennement » en Afghanistan. Pour illustrer cet aspect, les données chiffrées parlent d’elles-mêmes : alors que 34 attentats avaient été commis par la branche sur le territoire afghan en 2020, le chiffre est monté à 216 en 2021, année du retour au pouvoir des talibans.

De la même manière, comme pour renforcer la place prééminente de l’EI-K au sein de Daech, il est à noter que ses effectifs ont doublé en l’espace de 5 ans (d’environ 2000 à 4000), alors que dans le même temps, le nombre de combattants de l’EI s’est considérablement amoindri : entre 30 000 et 125 000 pour les estimations 2015, seulement 5000 à 7000 en 2023, ce qui fait dire à la chercheuse que l’EI-K est devenu « l’épicentre » de l’organisation.

Une explosion du terrorisme d’Asie centrale ces dernières années

Ces dernières années, le terrorisme d’Asie centrale a d’ailleurs trouvé un écho tout particulier en Europe : attaque au couteau dans le quartier de l’Opéra à Paris le 12 mai 2018, assassinats des professeurs Samuel Paty et de Dominique Bernard, tous par des assaillants originaires du nord-Caucase. Une implantation qui fait suite aux guerres de Tchétchénie. « Mettant à profit les problèmes sociopolitiques régionaux, notamment la corruption et les problèmes de gouvernance, ainsi que la brutalité de la répression à l’encontre des musulmans fondamentalistes, les combattants tchétchènes ont développé des réseaux militants dans chacune des républiques de la région », expliquait alors Jean-François Ratelle, professeur au sein de l’université d’Ottawa (Canada), dans son article « Le retour des combattants étrangers nord-caucasiens : une menace à la sécurité de la Russie ? », rédigé pour le Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po. « Ces griefs ont produit un terreau fertile pour la propagation de la rébellion et l’islamisation des revendications politiques des différents groupes », ajoute le chercheur, pour qui « ce processus a mené à la création de l’Emirat du Caucase en 2007 qui avait pour objectif d’établir d’un émirat islamique sur la partie méridionale de la Fédération de Russie couvrant notamment le Caucase du Nord ».

Pour autant, dans le cas précis de l’attentat de Moscou, il est à noter que les quatre auteurs identifiés ont tous été arrêtés et ne sont pas morts en martyre, fait rare mais pas étonnant, étant donné que l’Etat Islamique « ratisse large », selon Amélie Chelly. « La mort en martyr, c’est le point d’orgue, elle est recherchée par les auteurs de l’Etat Islamique », décrypte la chercheuse, un phénomène également « beaucoup plus observable chez al-Qaida », « Daech récupérant également des personnes ayant des revendications spécifiquement anti-occidentales ». Preuve s’il en fallait que le terrorisme est encore multiface, toujours bien présent … et tout aussi dangereux.

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