Russie : « Les assassinats politiques sont des cadeaux macabres pour Poutine »

Alexei Navalny, Boris Nemtsov, Evgueni Projine ou encore Serguei Skripal, depuis quinze ans, les empoisonnements, et autres assassinats politiques envers les opposants à Vladimir Poutine se multiplient. Sergueï Medvedev, auteur du livre “Une Guerre Made in Russia” et historien spécialiste de l’époque soviétique, a étudié en profondeur les méthodes du maître du Kremlin. Entretien
Matias Arraez

Temps de lecture :

9 min

Publié le

Mis à jour le

Ces dernières années, il y a eu plusieurs empoisonnements sur le sol russe. Mais depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en février 2022, les assassinats politiques se sont multipliés.

 

Il y a eu des décès très médiatisés. Comme celui d’Evgueni Prigojine, le patron de la milice Wagner, qui était clairement un assassinat très probablement ordonné par Poutine. Et la mort d’Alexei Navalny, seul opposant politique russe. Nous n’avons pas de preuves à proprement parler, mais l’ensemble des événements nous laisse penser qu’il a été placé dans des conditions qui ont provoqué sa mort. Il s’agit donc également d’un assassinat politique.

Il y a également eu des morts d’oligarques russes proches du pouvoir

 

Oui, il y a eu des décès étranges, comme ceux d’hommes d’affaires de second rang dans l’industrie pétrolière. Des personnes sont tombées soudainement par la fenêtre. Mais je pense qu’il ne s’agit pas de véritables assassinats politiques. C’est lié à la redivision des propriétés dans un contexte de jeu de marché dans le secteur pétrolier et gazier russe. Parce qu’il y a une grande redistribution en cours en ce moment.

 

Qui sont les assassins ? Vladimir Poutine est-il vraiment derrière tout ça ?

 

Pas toujours, pas nécessairement. Je pense que parfois on lui présente simplement le corps de son opposant. Et après il doit l’assumer. C’est vraiment une affaire de marché. Et nous ne connaîtrons probablement pas la vérité exacte. Nous n’aurons pas la preuve que Poutine a commandité cet assassinat. Mais je pense que ses associés calculent qu’il serait heureux d’un de ces assassinats. Même s’il ne les a pas directement commandités. Je pense que cela a été le cas avec l’assassinat de l’opposant Boris Nemtsov en 2015. Il est probable qu’il n’ait pas été directement commandité par Poutine. Mais il a très probablement été commis par les Tchétchènes et ordonné par le président tchétchène, Ramzan Kadyrov, selon toute vraisemblance, mais nous n’en avons pas la preuve. Il s’agit d’une sorte de cadeau mortel à Poutine pour lui montrer qu’il a du pouvoir et pour plaire au tyran, pour plaire au souverain, une façon très perverse d’agir à la manière des Anciens. C’était donc comme un sacrifice offert à Poutine. Et puis, évidemment, Poutine est resté silencieux pendant des semaines après l’assassinat de Nemtsov. Il a disparu de la scène publique, puis il est réapparu deux semaines plus tard. Il en a probablement été de même pour l’assassinat d’Alexei Navalny. Il est possible que cet assassinat ait été perpétré par un service de sécurité, mais comme une sorte de cadeau à Poutine. Car Poutine est une personne très revancharde et il ne pardonne jamais à ses ennemis. Même des années après. Je dirais que ce sont là des cadeaux appréciés par le tyran. Le débat est ouvert sur le fait qu’il a directement ordonné de tuer l’homme d’affaires Boris Berezovsky, de tuer Boris Nemtsov, de tuer Alexei Navalny, d’empoisonner Vladimir Kara-Mourza, mais il est évidemment, responsable parce que ces faits se sont passés dans le cadre de la terreur, ou de la pression, et des opérations spéciales et des forces secrètes qu’il impose à la Russie. Cela se fait dans le cadre de son régime de pouvoir. Et c’est pour cela qu’il est responsable.

Les personnes assassinées sont-elles de vraies cibles stratégiques à atteindre ou est-ce simplement une histoire d’ego pour Poutine ?

 

Je pense qu’Alexei Navalny était une cible stratégique. Son corps était littéralement un corps de protestation. Le fait qu’il ait survécu à la tentative d’assassinat, le fait qu’il ait survécu en prison et qu’il ait ri de ses prisonniers. C’était un soutien très symbolique et exemplaire pour quiconque s’impose au régime de Poutine. Ainsi, bien qu’il ait été détaché et emprisonné, voire condamné à la prison à vie, il exerce toujours une influence disproportionnée sur les Russes. En fait, il n’y avait que deux hommes politiques en Russie. Il y a Poutine et il y avait Navalny. Et maintenant il en manque un. Poutine ne pouvait pas mener cette bataille pour l’Olympe. Il n’était pas à la hauteur.

 

Tuer ses opposants, est-ce la seule manière que Poutine a trouvée pour les écarter ?

 

Pas seulement ! Ils peuvent être emprisonnés, ils peuvent être neutralisés, il n’a pas tué l’homme d’affaires Mikhail Khodorkovsky, il y a quelques années, il l’a envoyé en prison pour dix ans pour s’être publiquement opposé à Poutine en 2003. Il était l’un des rares des oligarques russes qui s’est élevé contre Poutine, et il a payé pour ça. Mais bon, il n’a pas été tué. Khodorkovsky est plutôt actif aujourd’hui, il poursuit ses initiatives politiques, publie des livres. Il n’est pas vraiment le leader de l’opposition russe mais il est très actif et parle aux gens.

 

L’assassinat politique semble d’un autre monde. D’une autre époque…

 

Depuis le premier jour de son arrivée au pouvoir, Poutine gouverne par le biais d’opérations spéciales. Il crée l’état d’urgence et soustrait des personnes à la loi. Il y a donc des tueurs secrets qui se déplacent en Russie, en Grande-Bretagne et en Europe pour commettre tous ces empoisonnements, mais il ne s’agit jamais d’une ingérence directe. Il n’y a pas de guerre directe, pas d’assassinat direct, pas d’exécution, il s’agit toujours d’opérations secrètes. Il travaille donc comme un homme du KGB.

 

Est-ce qu’avec ce climat de suspicion, Vladimir Poutine se protège-t-il lui-même d’une éventuelle attaque ?

 

Je crois que oui. Je pense qu’il est vraiment paranoïaque. Plus il tue, plus il a peur de la mort. Il finit par ressembler à n’importe quel dictateur à ce stade de sa tyrannie. Je crois donc qu’il y a des dizaines de milliers de personnes qui ont été affectées à sa sécurité. Ils goûtent à la nourriture, à l’air, vous le savez, ils transportent même ses excréments après lui, dans un coffre spécial, dans un bunker spécial. Ainsi, il ne les laisse pas derrière lui, et il n’y a pas d’analyse pour connaître son état de santé. On pouvait le voir aussi pendant la période du covid. Il asseyait les gens très loin de lui, avec ces grandes tables. Bon, il y avait aussi de la symbolique là-dedans. Il voulait humilier les gens. C’était une question de pouvoir, il fallait s’asseoir loin de sa puissance. Mais c’était aussi physique. Il avait peur du covid. Il y a des preuves qui démontrent que n’importe quelle personne qui voulait l’approcher devait d’abord passer deux semaines en quarantaine. C’était des quarantaines spéciales, où les gens étaient retenus là-bas, sans contact avec l’extérieur, même s’ils voulaient ne passer qu’une minute avec Poutine.

 

Est-ce que les Russes sont au courant des méthodes employées par le Kremlin ?

La conscience du peuple russe est un concept très étrange (rires) ! Les Russes acceptent de croire tout ce que leur dit l’État. Si l’État leur dit qu’il y a des nazis en Ukraine, ils pensent qu’il y a des nazis en Ukraine. Si l’État leur dit que l’Ukraine tue ses propres citoyens, ou met en scène des tueries de masse, s’ils leur disent que la Russie n’est pas à l’origine du crash du vol MH17. A l’époque en 2014, ils disaient que c’était une opération spéciale des services de renseignements occidentaux, et que l’avion était rempli de gens morts, que l’avion volait avec des corps morts, et les Russes l’ont cru. C’est la même chose avec les assassinats politiques. Beaucoup de gens pensent que Navalny a lui même mis en scène son empoisonnement. La réaction habituelle est : s’il se passe quelque chose, l’État est mieux informé. Faisons-lui confiance. S’il se passe quelque chose, Poutine est mieux informé. Je dirais que la conscience des Russes est similaire à la conscience d’un enfant en bas âge. Tu ne questionnes pas la réalité. Tu crois ce que te disent tes parents. Tu crois ce que te disent tes parents. Et tu engages toute ton identité dans cette croyance que représentent tes parents. Voilà comment les Russes comprennent la réalité. C’est pourquoi ils acceptent cette guerre. C’est pourquoi ils acceptent l’idée d’une guerre avec l’Ouest, et que l’Ouest est à l’affût pour attraper la Russie. C’est pourquoi ils croient Poutine et ce qu’il raconte. C’est pourquoi ils acceptent cette version des assassinats, pourquoi ils croient que Navalny était un espion américain, que l’Amérique a mis en scène son empoisonnement, qu’il n’y a pas eu de véritable empoisonnement, qu’il n’y avait qu’une volonté d’entacher l’image de Poutine, et ainsi de suite. Les gens aiment vivre dans le confort. Ils n’aiment pas poser les questions qui dérangent. Ce n’est qu’une partie d’une civilisation de confort. Tu reçois ton salaire, il y a de la nourriture au supermarché, l’électricité fonctionne, tu n’as jamais voyagé à l’étranger avant, tu ne le feras pas dans le futur, donc le fait que la Russie soit isolée n’est pas dérangeant. Alors pourquoi poser des questions qui dérangent quand ta vie est totalement réglée ?

Pour aller plus loin

Dans la même thématique

Israeli Prime Minister Benjamin Netanyahu at the U.S. Capitol  –  24 Jul 2024
4min

International

Netanyahou devant le Congrès américain : « Une intervention complètement décalée », selon le politologue, Jean-Paul Chagnollaud

Pour sa quatrième intervention devant le Congrès américain, le Premier ministre israélien a exhorté son allié historique à intensifier son soutien dans la guerre contre le Hamas. Son intervention a été marquée par le boycott d’une soixantaine d’élus Démocrates, dont Kamala Harris, signe de la fin d’un appui inconditionnel à la politique de Benjamin Netanyahou, analyse le politologue, Jean-Paul Chagnollaud.

Le

Strasbourg : European Parliament session
4min

International

Les eurodéputés français en perte d’influence au Parlement européen

Les postes-clés dans les commissions du Parlement européen ont été distribués, ce mardi, entre les 720 eurodéputés. Au sein de la délégation française, le Rassemblement national a été isolé par le « cordon sanitaire », et les macronistes ont tenté de sauver les meubles. 

Le

Poland Abortion Protest
8min

International

Droit à l’avortement en Pologne : après un revers pour Donald Tusk, la partie n’est pas terminée

Le 12 juillet dernier, l’Assemblée nationale polonaise a rejeté à quelques voix près un texte dépénalisant l’avortement, dans un pays où il est très restreint. Une claque pour la coalition de Donald Tusk, qui en avait fait une promesse de campagne, et pour les militantes polonaises qui ont protesté dans les rues hier soir. Un rejet qui ne remet que partiellement en cause la capacité de la coalition opposée au PiS à mener ses réformes pour rétablir l’Etat de droit et un droit libre à l’avortement.

Le