Syrie : « Le plus grand défi, c’est la paix sociale »

Dix mois après la chute de la dynastie des Assad, la Syrie a fait son retour sur la scène internationale, à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York la semaine dernière. A sa tête, Ahmed al-Charaa œuvre à l’ouverture diplomatique du pays et promet d’éradiquer le sectarisme. Des ambitions que le chef d’État porte « seul » précise le spécialiste Wassim Nasr, auditionné par la commission des Affaires Étrangères du Sénat.
Aglaée Marchand

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Renversé par les offensives de l’opposition menée par l’organisation Hayat Tarhrir al-Cham en décembre 2024, le régime de Bachar al-Assad a cédé sa place à un gouvernement de transition, chargé de reconstruire la Syrie après 54 ans de dictature et 14 années de guerre civile. Un défi de taille dans un État à présent dirigé par une coalition de rebelles, dont la capacité à assurer l’ordre et la sécurité suscite de nombreux doutes dans la communauté internationale.

Avec une grande partie des infrastructures détruites, une économie exsangue, des violences interconfessionnelles et des millions de déplacés, l’avenir syrien s’annonce tout du moins incertain, et pour l’heure, « on en reste aux promesses », déclare la sénatrice LR Catherine Dumas, en préambule de la commission des Affaires Étrangères du Sénat de ce 1er octobre. D’autant plus alors que « tout tient » à un seul homme, Ahmed al-Charaa, dans une région « où tout est très volatil », avance Wassim Nasr, journaliste et spécialiste des mouvements djihadistes au Moyen-Orient, auditionné par la commission.

Un ancien djihadiste à la tête du gouvernement syrien

Son passé d’ancien djihadiste interroge, ce que ne manque pas de rappeler le sénateur centriste François Bonneau. Ahmed al-Charaa est le président de la République arabe syrienne depuis le 29 janvier 2025. Après avoir rallié Al-Qaïda au commencement de la guerre d’Irak en 2003, puis l’État islamique d’Irak, il a rompu avec ces deux mouvements et formé Hayat Tarhrir al-Cham (HTC), et l’organisation s’est progressivement éloignée du « terrorisme international ». Fer de lance de l’offensive, depuis la région d’Idlib, qui a précipité l’effondrement de l’armée syrienne et la chute de Bachar el-Assad en seulement douze jours, l’homme d’État peine aujourd’hui à convaincre de son détachement du « djihad global ».

Mais cette « mue », « longue et couteuse », s’est opérée lentement, rapporte Wassim Nasr. Dès 2023, alors qu’il rencontrait le leader du HTC, elle se dessinait déjà, et prenait même ses origines « en 2017 », mais il était alors « trop tôt pour son propre public d’annoncer ce qu’il allait entreprendre ». Résolument « islamiste et conservateur », Ahmed al-Charaa n’emprunte néanmoins pas le chemin d’un « terroriste et djihadiste », analyse le journaliste, se présentant « beaucoup plus ouvert », essentiellement dans les libertés accordées à la pratique des religions des minorités, loin de ce qui est autorisé « dans le système des Talibans ou dans la République islamique d’Iran ».

La mosaïque religieuse syrienne

Pourtant, les inquiétudes quant à des violences perpétrées à l’encontre de certaines minorités ethniques et religieuses sont là, et sont remises sur la table par la commission des Affaires Étrangères du Sénat. En mars, près d’un millier de civils a été tué par les forces du nouveau régime syrien et des groupes alliés dans l’ouest de la Syrie, à l’issue d’une attaque menée par des partisans de Bachar al-Assad dans la région de Lattaquié, fief alaouite, communauté dont l’ex-président est issu, contre des forces de sécurité des nouvelles autorités de Damas. De violents affrontements entre les Druzes et des milices bédouines ont éclaté en juillet, cette fois dans la région de Soueïda dans le sud du pays, faisant plus de 1 000 morts et près de 130 000 déplacés. Ces attaques ont entrainé l’intervention d’Israël.

Interrogé sur cette question, Wassim Nasr affirme qu’il s’agit en partie d’ « actes individuels », de « vendettas et d’exactions » visant des membres de l’ancien régime, et non « une politique de l’État actuel », qui a « le plus grand mal à gérer cette situation ». Cependant, le nouveau gouvernement assure un traitement « correct » des minorités, et se mobilise pour les rassurer, en réprimant « très vite » les violences. « Les représentants des communautés chrétiennes sur place sont plutôt en bons termes avec Damas », leurs fêtes pouvant être célébrées « de manière très libre ».

Le « défi » d’une majorité radicale et identitaire

Mi-mars, a été signée une déclaration de Constitution pour une période transitoire de cinq ans, désormais document de référence. Ce texte consolide plusieurs avancées, en autres : la liberté d’expression de cultes et la protection des droits des femmes. Mais aussi la protection des droits linguistiques et culturels, « une première » pour les Kurdes, qui ne disposaient pas du droit à la nationalité sous Assad. La charia restera « une source d’inspiration de référence », comme dans « la majorité des pays arabes », de la Constitution, le document devrait toutefois maintenir ces progrès démocratiques. Face à une telle ouverture d’Ahmed al-Charaa, « certains sont déçus et estiment qu’il est allé trop loin », et « qu’ils ne se sont pas battus pour ça ».

Déjà dans la prise du pouvoir à Damas, « les femmes ont eu un rôle », répond le journaliste à une question de la centriste Évelyne Perrot. Et aujourd’hui, au sein des nouvelles autorités, certaines occupent des places dans les ministères, « un vrai message », détonnant avec les origines du nouveau président syrien, constate Wassim Nasr. Et d’ajouter : « les coutumes syriennes rurales » ne sont pas « celles citadines », il doit « composer » avec cette réalité qui peut créer « des frictions », « sur lesquelles il travaille ».

Damas s’engage aussi dans la voie d’une certaine liberté d’expression et des médias, la presse étrangère ayant accès au territoire sans restriction, « même dans les zones de massacres », pointe du doigt le journaliste, alors que la Syrie « est fermée depuis un demi-siècle ». Wassim Nasr relate des diffusions à la télévision syrienne de prises de parole parfois critiques de l’État, qui ne sont pas censurées.

Sa position à l’encontre du sectarisme religieux, a été réaffirmée par Ahmed al-Charaa mercredi 24 septembre, lors de son premier discours devant l’Assemblée générale de l’ONU. Mais elle se révèle « coûteuse », vis-à-vis de « son aile la plus radicale », précise Wassim Nasr. Loin d’un djihad global, une « nouvelle génération de guerre » s’impose en faveur d’une « identité sunnite réprimée longtemps », et « veut prendre sa revanche ». C’est « le grand nouveau défi pour le pouvoir à Damas » : atteindre « la paix sociale » et parvenir à stabiliser une communauté sunnite « fracturée » par plus d’une cinquantaine d’années de dictature et de guerre civile. Une « justice transitoire » semble « indispensable » pour rassurer la « majorité », pour que « les minorités et communautés soient rassurées de fait ». Il se heurte aussi à « des gros problèmes de corruption », puisque « le gros chantier actuel du pouvoir » nécessite de travailler avec des administrations qui n’ont pas nécessairement été renouvelées depuis la chute d’Assad.

Une économie exsangue

C’est un pays « meurtri » et en ruines qu’Ahmed al-Charaa et son gouvernement doivent s’atteler à remettre sur pied. Le journaliste dresse le tableau d’un « désert de gravats » et de « villes entières » ravagées par les bombes à fragmentation et vibration. Écoles, hôpitaux, infrastructures… « Avant que les gens reviennent, il faut tout reconstruire », et cette étape passe d’abord par le déminage des sols et des bâtiments encore debout.

Mais la Syrie peut s’appuyer sur une « diaspora très riche », et cultivée, qui a les moyens « de réinvestir » dans le territoire, à condition que toutes les sanctions qui n’ont pas encore été enlevées, le soient. « Tout est fait pour que ce soit remis en route », assure Wassim Nasr.

Un État en proie à une région en mouvement

Alors qu’elle tentait de renouer avec Bachar al-Assad depuis quelques années, en vain, la Turquie a rapidement manifesté sa satisfaction face à la nouvelle conjoncture syrienne. Erdogan « a besoin de dire qu’il a conclu une paix durable avec les Kurdes », explique le journaliste à la sénatrice communiste Michelle Gréaume, et ce paramètre dépend directement de la situation en Syrie. Le président turc a tout intérêt à ce qu’il « n’ait pas à soutenir des opérations militaires contre les forces kurdes ». En effet, à traiter prioritairement : la question kurde, et plus spécialement les Forces démocratiques syriennes (FDS), qu’Ankara entreprend de repousser vers le Sud, en s’appuyant sur l’Armée nationale syrienne (ANS). Les FDS essayent de leur côté de négocier avec le gouvernement d’Ahmed al-Charaa afin de préserver le statut d’autonomie acquis depuis plusieurs années, mais elles risquent de perdre le soutien des États-Unis, sans que d’autres forces puissent efficacement les remplacer. Dans cette situation, Wassim Nasr estime que les FDS devraient « monter dans le train du changement avant que ce soit trop tard ».

Une influence turque qui inquiète d’ailleurs du côté d’Israël. Le gouvernement de Benyamin Netanyahou fait le choix du « tout sécuritaire », en perpétuant ses frappes sur l’État syrien, auxquelles Ahmed al-Charaa a appelé à mettre un terme à l’ONU la semaine dernière. L’État hébreu continue en effet de mener des incursions et de prendre pour cible des casernes « quasiment vides », alors que la destruction de l’appareil militaire de l’armée d’Assad, « compréhensible à l’origine », est largement actée. La position israélienne met à mal « les efforts opérés par Damas » vers un apaisement des relations entre les deux pays, la Syrie a demandé le retour aux accords de désengagement de 1974 et le retrait de l’armée israélienne « de la zone tampon », un « plafond de demandes très bas », souligne Wassim Nasr.

L’enjeu du captagon dans la région du Golfe est également rappelé par la sénatrice socialiste Hélène Conway-Mouret. Cette drogue constituait « la ressource principale » du régime d’Assad, aujourd’hui la « tête du réseau est tombée », mais certains stocks existent encore, donc des « petites mains » vendent désormais « à leur compte ». Ahmed al-Charaa cherche à mettre un terme à ce trafic, qui s’est largement réduit, selon le journaliste, et pose problème dans « sa stratégie de rapprochement » avec les pays du Golfe et la Jordanie.

Le retour de la Russie

En dépit de l’ancien soutien du Kremlin affiché à Bachar al-Assad, Ahmed al-Charaa s’est montré « très diplomatique » avec Poutine, l’appelant à « lâcher Assad » avant même la prise de Damas. Et rapidement les Russes « ont retourné leur veste », raconte Wassim Nasr, qualifiant l’ancien régime de « mafieux » et hissant le nouveau drapeau syrien sur l’ambassade à Moscou. Dans ce jeu des puissances, Ahmed al-Charaa s’appuie sur la présence de deux bases aérienne et navale russes sur le territoire syrien, à Hmeimim et à Tartous, comme « levier vis-à-vis des autres ». Ce sont des Russes « pragmatiques » et « égaux à eux-mêmes », relève le journaliste, qui font primer leurs intérêts nationaux. Les forces syriennes pourraient pourtant reprendre ces points d’accès à la Russie, fait valoir le sénateur LR Pascal Allizard. Mais le nouveau président syrien fait le choix de garder cette « carte entre ses mains ». Un choix pas forcément entendu par sa base, qui ne comprend pas ce rapprochement avec le Kremlin, qui bombardait le pays jusqu’à récemment.

Un homme « seul » contre tous ?

Ahmed al-Charaa joue une partition complexe, « seul ». « Chaque pas qu’il fait a un prix politique et sécuritaire réel », « chaque accord diplomatique » ou « ouverture avec une minorité » est un « risque », alerte Wassim Nasr, tant du côté de sa base, que du côté d’Israël et de l’Iran, mais aussi de la Turquie, qui observe d’un mauvais œil son ouverture vers l’Arabie saoudite. Si « tout le monde » admet « qu’il faut que ça marche », rien n’est moins sûr. Son pouvoir « repose sur l’aura qu’il a, d’avoir fait tomber Assad », mais n’est « pas un chèque en blanc », prévient le journaliste. Et de marteler : « Il faut une solution politique mise sur pieds avec cet homme, le temps passant, ça reposera sur d’autres ».

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