Manifestation à Istanbul, le 10 septembre 2025 - Crédit : Tolga Uluturk/ZUMA Press Wire)/SIPA60057509_000003/ZEUS/2509102104

Turquie : Erdogan mène « une politique de bâillonnement de l’opposition »

Très attendue, la décision du tribunal d’Ankara sur une possible destitution de la direction du principal parti politique d’opposition, a finalement été reportée au 24 octobre, à l’issue d’une audience qui s’est tenue ce lundi 15 septembre. Mais « ce n’est pas du tout un temps de répit », prévient la chercheuse Nora Seni.
Aglaée Marchand

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Le CHP (Parti républicain du peuple), subit de plein fouet une vague d’accusations et d’arrestations pour « corruption » ou « terrorisme » initiée par la justice turque, depuis l’automne 2024. Avec à son point culminant, l’arrestation au mois de mars d’Ekrem Imamoglu, le populaire maire d’Istanbul, considéré comme un sérieux rival du président Recep Tayyip Erdogan.

Des attaques tous azimuts contre la principale force de l’opposition en Turquie qui reflète « la chape invalidante et lourde tissée sur la vie politique par Erdogan », analyse Nora Seni, professeure à l’Institut Français de Géopolitique et ancienne directrice de l’Institut Français d’Études Anatoliennes.

Un faux sentiment de répit

Le CHP va-t-il pouvoir souffler un peu ? Rien n’est moins sûr. Ce lundi 15 septembre, le 42e tribunal civil de première instance de la capitale turque devait statuer sur la possible annulation des résultats du congrès du CHP de novembre 2023, qui avaient vu chuter Kemal Kilicdaroglu, ex-président du parti, au profit d’Özgür Özel, considéré comme plus à gauche et réformiste.

Mais la décision ne sera finalement rendue que le 24 octobre, prochaine étape d’un véritable marathon judiciaire. Si à première vue, ce report peut laisser présager une accalmie, des voix s’élèvent pour alerter sur des tentatives des autorités de saper la force d’opposition. Dans une tentative de « jouer à l’usure », menée par le président turc qui espère ainsi que le mouvement se délite, d’après Nora Seni.

Accusés de « fraude électorale », Ekrem Imamoglu et dix autres maires et responsables du parti, encourent des peines pouvant grimper jusqu’à trois ans de prison. Özgür Özel pourrait ainsi se voir démettre de ses fonctions à la tête du CHP. De quoi fragiliser la formation d’opposition, qui a déjà vu la direction de sa branche stambouliote destituée début septembre, pour soupçons d’achats de votes au cours de son congrès provincial. Une nouvelle équipe a été nommée par le tribunal administratif pour prendre le relais.

En cas de résultats du congrès du CHP déclarés nuls par la justice turque, l’ancien leader Kilicdaroglu pourrait faire son grand retour. Mais celui qui a essuyé une série de défaites électorales, ayant contribué au choc de la défaite aux élections présidentielles de mai 2023, n’est plus souhaité à la tête du parti, totalement discrédité dans l’opinion publique.

D’autant plus que son successeur, Özgür Özel, a su redynamiser le CHP et le conduire à une victoire éclatante aux dernières élections locales, face à l’AKP, Parti de la justice et du développement, du président Erdogan. Le leader du Parti républicain du peuple est depuis dans le viseur du pouvoir en place, ayant initié chaque semaine des rassemblements pour protester contre l’arrestation du maire d’Istanbul, galvanisant les foules.

Dans l’espoir de sauver sa direction, le CHP a convoqué un congrès extraordinaire le 21 septembre, une sorte de tour de passe passe administratif, destiné à reconduire à sa tête, Özgür Özel.

« Une mobilisation exceptionnelle » derrière le CHP

Des dizaines de milliers de turcs ont occupé les rues du centre d’Ankara dimanche 14 septembre, pour exprimer leur soutien au Parti républicain du peuple et scander leur colère envers Erdogan. Une manifestation qui s’inscrit dans le sillage d’ « une mobilisation exceptionnelle » depuis un an, à l’initiative d’Özgür Özel, explique Nora Seni, « ça fait longtemps que ça n’avait pas autant bougé ». Le leader du CHP « arrive à faire des miracles », y compris « dans des villes qui ont toujours voté pour Erdogan », et mène « des meetings enflammés » en soutien à la formation d’opposition.

Des rassemblements qui dépassent le camp des sympathisants du CHP, et auxquels prennent aussi part « des laïcs », « des progressistes », et plus globalement « tous ceux qui voient d’un très mauvais œil l’islamisation galopante de ce pays, la disparition de la justice, les coups de buttoirs sur les services publics, l’université sous pression… », énumère la chercheuse.

C’est peut-être la seule marge de manœuvre de l’opposition turque, dans un pays où, à part la rue, « il n’y a rien d’autre », déplore l’historienne, qui craint qu’Özel soit « incarcéré, bâillonné », « ça ne devrait pas tarder ». Et d’ajouter : « C’est trop tard pour mobiliser ».

Un « régime fascisant », aussi « reflet » du monde extérieur

Une opposition et « pression sociale de la rue » auxquelles Erdogan reste indifférent, d’après Nora Seni, car le président « a suffisamment confiance en la chape qu’il a tressée autour de la vie politique pour ne pas se laisser impressionner ». Une chape « qui empêche » les institutions « de respirer », avec lesquelles « il peut faire ce qu’il veut ».

Le constat est sombre : « La Turquie n’est plus la Turquie, c’est un régime fascisant ». La chercheuse brosse le portrait d’une société « au pouvoir d’un seul homme, qui a réussi à transformer les structures de l’État et à les dominer, et qui mène une politique de bâillonnement de l’opposition ». Si le peuple et le CHP se mobilisent, il faut aussi « qu’intervienne quelque chose de l’extérieur ».

Car « c’est aussi un reflet de la conjoncture politique internationale », affirme l’historienne, « en commençant par celle des États-Unis et de la Russie », un contexte qui « ne favorise pas » l’influence et la force de frappe des voix dissidentes. Avec un chef de l’État turc « qui se voit pousser des ailes » du fait du retour au pouvoir du président américain Donald Trump « qui l’a à la bonne », là où du temps du mandat de Joe Biden, il n’était « pas aussi à l’aise » dans son muselage de l’opposition.

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