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Ukraine : « Pour Poutine, la guerre longue est devenue l’argument de son maintien au pouvoir et de la répression »

INTERVIEW – Deux ans après le début du conflit en Ukraine, Vladimir Poutine, que l’on disait malade, fragilisé et diplomatiquement isolé, est en passe de remporter sa cinquième élection présidentielle. Comment expliquer la longévité du dirigeant russe malgré les revers militaires en Ukraine ? Françoise Daucé, directrice d’études à l’EHESS et directrice du Centre d'études des mondes russe, caucasien et centre européen (CERCEC) répond aux questions de Public Sénat.
Romain David

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Le 24 février prochain, le conflit russo-ukrainien entrera dans sa troisième année, quand le Kremlin, en lançant son « opération spéciale », espérait faire tomber Kiev en seulement trois jours. La guerre-éclair s’est muée en une guerre d’usure. Avec d’un côté une Ukraine suspendue à l’aide occidentale, en particulier une enveloppe américaine de 60 milliards de dollars, toujours bloquée par la majorité républicaine de la Chambre des représentants aux Etats-Unis, et de l’autre une armée russe insuffisamment préparée, mais qui a réussi à stabiliser la ligne de front.

En parallèle, Vladimir Poutine, que l’on disait acculé et totalement isolé sur la scène internationale, brigue un cinquième mandat. À un mois de la présidentielle russe, la mort dans des conditions douteuses de son opposant numéro un, Alexeï Navalny, qui avait été écarté de la scène politique et envoyé dans une colonie pénitentiaire de l’Arctique, sonne comme un terrible avertissement pour les adversaires du président. À ce stade, rien ne semble devoir entraver la marche de Vladimir Poutine. Pour Françoise Daucé, directrice d’études à l’EHESS et directrice du Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre européen (CERCEC), le maître du Kremlin joue désormais de l’enlisement du conflit pour asseoir son autoritarisme.

Tout d’abord, la situation sur le terrain. Lundi, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a évoqué « une situation extrêmement difficile sur plusieurs points de la ligne de front » face aux troupes russe. Ces difficultés sont-elles imputables au retard de l’aide accordée par les Européens et les Américains, ou peut-on parler d’un ressaisissement des forces russes après des mois d’enlisement ?

« Il faut replacer ce conflit dans sa durée et se souvenir que les Ukrainiens ont accompli un exploit en repoussant à l’est les troupes russes, mais tenir ce front très long est un objectif militaire compliqué. De son côté, la Russie a eu le temps de fortifier ses positions, même s’il est difficile de jauger l’état de son armée. Nous savons, grâce à des sources indirectes, qu’elle a encaissé de très lourdes pertes humaines même s’il n’y a aucune communication officielle sur ce point. Par ailleurs, à l’été 2023, le conflit interne entre l’armée russe et le groupe Wagner a été liquidé après la tentative de rébellion d’Evgueni Prigojine ce qui, au moins d’un point de vue extérieur, donne l’impression d’une plus grande cohésion des forces russes.

Après deux années de conflit, comment est-ce que la population russe, qui a subi les conséquences des sanctions économiques et les vagues de mobilisation, perçoit-elle cette « opération spéciale », selon la formule utilisée par Moscou ?

L’espace public et médiatique est totalement sous contrôle. Un contrôle qui a été renforcé après l’adoption en 2022 d’une loi sanctionnant les fausses informations militaires. Dans ce contexte, il est très difficile de mesurer l’état de l’opinion public. À l’exception de quelques cercles d’ultras, nous n’observons pas de soutien massif à l’opération spéciale en Ukraine, mais il faut aussi garder à l’esprit la forte différenciation des situations sociales et géographiques. Le pouvoir s’est attaché à préserver un certain niveau de vie à Moscou et à Saint-Pétersbourg, où il n’y a pas eu d’enrôlements massifs. Le poids de la guerre touche les régions plus pauvres des périphéries.

Un treizième paquet de sanctions vient d’être approuvé par les dirigeants des pays de l’Union européenne. Pourtant la Russie assure que son PIB a progressé de 3,6 % en 2023. Comment expliquer la résilience russe ? Vladimir Poutine a-t-il réussi à construire une économie de guerre perméable à toute attaque ?

La structure de l’économie russe s’appuie sur les exportations de matières premières. Vladimir Poutine a réussi à réorienter les flux d’exportations vers d’autres débouchés, notamment en direction de la Chine, ce qui a permis à l’économie de se maintenir. La hausse du PIB peut être en trompe-l’œil : il convient d’observer la part que représentent les dépenses militaires, ce qui ne concerne pas vraiment le bien-être de la population…

À un mois de l’élection présidentielle, quelle est l’image de Vladimir Poutine dans l’opinion russe ?

Là encore, il est difficile de sonder la population russe. On se souvient qu’en février 2022, beaucoup de rumeurs ont circulé sur la santé de Vladimir Poutine. Certains le disaient malade. Deux ans plus tard, il est toujours là et il se représente ! Je ne dirais pas qu’il est sorti politiquement renforcé du conflit avec l’Ukraine, mais après l’échec de la guerre-éclair initialement annoncée, il a su tourner à son avantage le scénario d’une guerre longue. Elle est devenue l’argument de son maintien au pouvoir et de la répression exercée sur ses opposants. Le contexte de guerre offre désormais une justification à la manière autoritaire dont il exerce le pouvoir.

Dans les heures qui ont suivi l’annonce de la mort d’Alexeï Navalny, la communauté internationale a directement accusé Poutine. Aujourd’hui, reste-t-il encore une opposition en Russie ?

En vingt ans, Vladimir Poutine a complètement nettoyé le champ politique, au point qu’on ne lui connaît même pas d’héritier ou de dauphin potentiel. Dans les cercles proches, certains doivent penser à l’après, réfléchir à des scénarios, mais rien ne transparaît. Sur la scène politique, il n’y a plus du tout d’opposition structurée. Ses compétiteurs pour la présidentielle sont des candidats autorisés, déjà loyaux au système. L’assassinat d’Alexeï Navalny envoie un message clair : il n’y a pas d’alternative possible. Toutefois, des formes discrètes et essentiellement symboliques de mécontentement peuvent s’exprimer au sein de la population, soit par des graffitis, ou par des gerbes de fleurs déposées dans les espaces publics à la mémoire des Ukrainiens ou en hommage à Navalny.

Notons qu’il existe aussi une opposition en exil. Entre 500 000 et un million de personnes ont quitté le pays depuis 2022, parmi lesquels des militants des droits de l’homme, des artistes, des journalistes indépendants… Ils essayent d’animer des réseaux, mais le fossé peut avoir tendance à se creuser avec ceux qui sont restés au pays. Les militants sociaux-démocrates sont rassemblés autour de Mikhaïl Khodorkovski, oligarque exilé à Londres. Il y a aussi l’équipe de Navalny qui essaye de jouer un rôle à chaque élection, par exemple en appelant les Russes à voter pour tous les candidats sauf Poutine.

De nombreux commentateurs misaient sur l’isolement diplomatique de Poutine après le déclenchement du conflit, mais le président russe est toujours reçu en Chine, il dialogue avec la Corée du Nord. Le rapprochement est également manifeste avec les pays d’Amérique latine puisque le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, était à La Havane cette semaine. Vladimir Poutine est-il devenu l’architecte d’un nouvel ordre mondial ou la guerre n’a-t-elle fait qu’accélérer des recompositions qui étaient déjà à l’œuvre ?

Ces recompositions se jouent à plusieurs échelles. Sur un temps très long, la Russie a été tiraillée entre deux tendances, l’une plutôt tournée vers un modèle européen, dans l’héritage de la politique de Pierre le Grand, l’autre vers un modèle slavophile, qui insiste sur la spécificité du monde russe. Actuellement, il ne vous a pas échappé que c’est cette seconde tendance qui domine, notamment à travers la réaffirmation par Vladimir Poutine du rôle impérialiste qu’entend jouer la Russie. Avec la guerre en Ukraine, ce positionnement trouve des échos dans un certain nombre d’espaces. En Amérique du Sud et en Afrique notamment, où l’on porte un regard critique sur l’hégémonie américaine. Avec la Chine, les relations peuvent parfois s’avérer plus complexes qu’il n’y paraît.

Emmanuel Macron a longtemps plaidé sur la nécessité de maintenir un contact régulier avec Moscou. Qu’en est-il des échanges entre les deux hommes ?

À ma connaissance, il n’y a plus d’échanges, mais nous ne disposons peut-être pas de toutes les informations. Ce que l’on constate, c’est que plus la brutalité et plus la cruauté du régime russe s’expriment, plus la perspective d’un renouement s’éloigne. »

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